Alain-Jacques Lévrier-Mussat
L’œil du carré
(bleu)
Recueil de notes III.
Références
« Bleu »
Nicolas Charlet
Regard sur l’art. Edition de l’amateur.
« La Mémoire Bleue » (Acte I)
« Bleu Outre-Physique » (Acte II)
Richard Ober
Edition de l’improbable
« Face et dans le bleu »
Entretien sonore en VI actes
Le Carmel. Tarbes. 2015
« Le carré dans l’art »
Conférence donnée à l’occasion de l’exposition
« Hommage au carré ». Galerie Wagner.
Avant-propos
Un bleu, un seul,
Un foudroiement de la rétine,
Une paralysie de l’œil.
Une lumière diaphane, à peine perceptible, jaillissait d'un puits de pigment. La masse active et dense de bleu contenue dans une cuve dessinait une projection de lumière sur un mur chaulé baigné par la pénombre. Le phénomène d'irridescence esquissait les contours d'un carré bleu aux incertaines découpes. L'impression qui aurait pu rester fugitive devait marquer définitivement mon esprit pour devenir un programme pictural. Mon regard s'est crispé sur cette pure visibilité pour devenir un monde en soi.
Ma vocation d'artiste est née ce jour-là, dans cette usine de pigment.
Il existait, dans « l'indéterminé encore » de cette apparition vertigineuse de lumière contenue par la forme, dans cette accumulation de pigment, un œil invisible qui allait déterminer un schéma. J’ai d'abord exploré une matière, subjugué par une plongée dans l’anomalie qu’elle engendrait.
Depuis cet état de commencement, je n'ai pratiquement peint que des carrés, ou presque et durant quinze ans, je ne me suis guère posé la question de leur signification, comme s’ils existaient d’abord comme une absence de sens à féconder. Trop happé par le mystère du bleu et la poésie qu'il inspire, je me suis concentré sur la déclinaison possible du pigment tout en recensant la littérature abondante sur le sujet. J’en ai fait un terrain d’expérimentation très concret en manipulant la matérialité même des ouvrages. Après les expériences de décantations ou j'utilisais la matérialité des livres et les résidus de papiers accumulés, je me suis concentré sur des textes, des citations dont certaines, consacrées au bleu, pouvaient inspirer un travail pictural sans fin et suffisaient à ignorer le choix d'une forme.
Aujourd’hui encore, qu’il s’agisse de dessins, de fragments reconstitués, de partitions, de volumes, d’installations, chaque dispositif reconstitué s’inspire d’un univers de matière et de pensée dans lequel le carré opère.
A l’origine, face ou dans le bleu, je me suis gardé de toute mystique et de tout lyrisme. Je me suis simplement astreint à comprendre la raison pour laquelle le pigment pouvait engendrer cette lumière. Je l’ai mesuré, je l’ai analysé comme une substance en soi.
La littérature révèle depuis la nuit des temps que le bleu inspire, autant qu’il fait défaillir. Pour le poète, il se tient hors d’atteinte, il est au-delà.
Yves Klein, avec ses grands monochromes de bleu IKB, tout en affirmant que le bleu n’a pas de dimension, qu’il est hors de toute dimension, a donné à cette métaphysique livresque une réalité de surface tangible et accessible ici-bas.
Nicolas Charlet dit du ciel bleu, à l'origine de la symbolique du bleu, qu’il est « le lieu de l'infini. Non seulement, il est totalement intangible, mais rien ne semble pouvoir l’arrêter ni le tâcher.
Le bleu est absolument bleu. Matière sans matière, présence sans objet, il existe par imprégnation, comme de la fumée dans l'air. Il est partout et nulle part, il habite l'espace.
La possibilité d'une présence par-delà la matière est à l'origine de notre soif de spiritualité. Ce bleu que nous respirons, celui de l'air pur est un absolu. On n'échappe pas au bleu.
Tout homme en fait un jour l'expérience afin de ne jamais oublier que la terre est bleue, que la terre est espace. Nul besoin de connaître les caractéristiques de l'atmosphère pour en ressentir la présence. Dans son invisibilité, le bleu est une respiration ».
Dans l’ouvrage de référence cité en préambule, l’auteur diagnostique encore toute la latitude de la poétique sur la question. Une poétique qui aura traversé les siècles.
« Au nombre des expériences existentielles qui figurent entre la naissance et la mort de tout individu, il y a la rencontre du bleu, la perception du bleu.
Le bleu est en effet la plus profonde, la plus distante, la plus immatérielle des couleurs. Il peut à la fois subjuguer et terrifier, il peut mettre l'être hors de soi, perpétuer sur lui une sorte de rapt.
Contempler un ciel, n'est-ce pas déjà faire prendre au regard le risque de se perdre dans l'infini et affronter la perpétuelle dérobade de la couleur ?
Car le bleu lui-même n'est pas de ce monde, il échappe, il se tient sans cesse hors d'atteinte, il se dérobe à l'investigation, sa double nature étant de fuite et de séduction. Le bleu règne de loin, impassible et hautain.
Le bleu défaille et fait défaillir. Il favorise le sortilège, le miracle, il autorise toutes les métamorphoses. Le bleu est un sublime mensonge, un leurre, un gouffre fascinant ».
Anne Bragnance
« Le règne du bleu »
« Entrer dans le bleu, c'est un peu comme passer de l'autre côté du miroir.
Clair, le bleu est le chemin de la rêverie, et quand il s'assombrit, ce qui est tendance à sa tendance naturelle, il devient celui du rêve. La pensée consciente y laisse peu à peu la place à l'inconsciente, de même que la lumière du jour y devient insensiblement lumière de nuit. Bleu de nuit ».
Dictionnaire des symboles. Le bleu
« Le bleu d'ici s'estompe quand la nuit tombe.
Il recule et se dévêt lentement.
Il a fait son temps et s'en retourne d'où il vient : dans l'obscur, dans l'opaque, dans l'étrange. Il ne faudrait pas s'y tromper, ce bleu si clair ne fut d'abord que ténèbres ; un amas de poussières et de nuées ».
Jean-Michel Maulpoix. Une histoire de Bleu.
« Miracle de cette densité du bleu,
qui signe la présence,
partout,
dans les choses et les êtres.
La douceur poreuse du bleu est presque une vitre de ciel,
un lac inversé,
qui stupéfient et contraignent à mieux s'affronter
à la fin des choses ».
Olympia Alberti. Bleu-Silence
« Le bleu était plus loin que le ciel,
il était derrière toutes les épaisseurs,
il recouvrait le fond du monde ».
Marguerite Duras. « L'amant »
« Nager en plein ciel
Arriver aux tendresses de nuages.
Suspendre ces masses au fond,
bien lointaines dans la brume grise,
faire éclater l'azur ». Eugène Boudin
Le bleu né, se forme, s'étire, s'étiole, se dilue et se perd dans les consciences passagères.
Georges Bataille le cite dans le bleu du ciel comme « une ivresse de lumière dans une nuit opaque ». Le bleu est en surface un froissement, un va et vient, une indiscipline de la vision, un spectre de magicien à mille images. Le bleu en soi a une existence intense qui nous échappe sauf à le contenir un instant par des mots et des consciences. Il n’a pas de contours. Le bleu, entre le dit et le non-dit.
Le bleu à quelque chose d’un voile, un voile de fable. Le vent s’y engouffre. Dispersion. Sitôt le bleu identifié et décrit, il replonge irrémédiablement dans l’immatérialité. Il se situe précisément entre le fini et l’infini. Par cette immatérialité, cet état irreprésentable, le bleu est substantiellement d’une autre «essence», «paradoxe de l’être et du non-être», du visible et de l'invisible.
Pour répondre à cette contradiction, les livres m’auront permis de penser le bleu comme une écriture. J’ai commencé par les disséquer dans l’acide liquide bleutée par l’alambic jusqu’à la morsure violente de la matière, les réduisant à l’état de briquettes. J’ai réalisé des études sur papier puis des compositions aux dimensions plus imposantes en me servant des résidus de feuilles décantés aux multiples nuances bleues, sourdes et opaques rehaussées par le scintillement dense de la chimie. J’ai fait de la répétition de ce geste un rituel. Chaque livre devenait une attente, une disparition programmée, une « mort bleu outremer » avant une reconstitution. En les scellant à la soude, en les évidant avec des scalpels pour en faire des vasques, en les transformant en blocs durs, en les empilant comme des murs, ils révélaient un autre récit donnant un premier fond au bleu et corps à l’expérience.
A un moment de ce processus souterrain, j’ai glissé vers d’autres latitudes. Je n’ai plus seulement utilisé la matérialité dense du papier des livres décantés, j’ai exploré l’acuité alchimique de leur contenu. Les textes, les mots sont devenus autant de variables, autant de possibilités d’écrire mes carrés bleus. C’est à ce moment précis que j’ai réalisé mes premières compositions «lumière » dépourvues de matière avec le souci permanent que l’écriture picturale réponde à la tonalité possible d’un récit ou d’une parabole inspirée par le bleu. Pour éviter trop de subjectivité, j’ai considéré ce travail comme le développement d’une équation en prenant soin d’archiver mes données pour ne pas me répéter. Le bleu n’est qu’un vecteur du processus, il n’est pas en soi le sujet d’inspiration. Pourtant une projection a fait glisser mon œil dans une sorte d'apesanteur.
La plongée dans ce bleu avait quelque chose de vertigineux. C’était comme tenter d’atteindre un point de flottement de l’esprit où l’espace semblait ne plus avoir de repère. Il s’ouvrait sur un entre. Au-delà de l'opaque et de la surface, le bleu n’avait plus de prise et la lumière se faisait toujours plus profonde.
Les mille bleus obtenus à partir d'un seul n'avaient pour vocation que de figer la résonnance de la lumière.
Pour supporter l'enfermement dans le bleu, où l’indicible semble être fréquemment convoqué par un habile montage, les artistes à leur tour n'auront jamais cessé de le jouer et de le déjouer depuis la tragédie romantique du Palais de Schinkel. Sous le pinceau, le bleu se fait tour à tour nostalgie d'un monde perdu ou rêve existentiel, à l'aube d'une vie avec la période bleue de Picasso ou à son crépuscule lorsque les dernières toiles de Kandinsky se chargent de formes biomorphiques semblables à de minuscules cellules perdues dans l'immensité du cosmos. Dans « bleu de ciel », peinte en 1940, des figures festives semblables à des jouets flottent dans un magma bleu que le critique ne peut s'empêcher de lire comme un dernier ciel lumineux.
Après une période d'abondante production, Miro à son tour fera le vide, comme Yves Klein, en réalisant en 1961 un ensemble de trois toiles de grand format, un triptyque à la monochromie prononcée. Les bleus plutôt clairs semblent faits d'un seul geste, inspirés par la couleur des maisons catalanes. Il aura fallu plusieurs mois à l'artiste pour arriver au dépouillement voulu, au bleu voulu.
Les taches noires et constellantes de « bleu I » sont disposées comme les pierres d'un gué dans le « bleu II » et se réduisent à une seule présence dans le « bleu III ». Le nuage rouge de bleu I s'étire en bâton dans le II pour finir par disparaître en petits points ovoïdes flottants au bout d'une tige comme une fleur d'eau dans le III.
A l’évidence des lectures, des impressions et des interprétations picturales, le bleu s’est toujours donné l'infini comme limite mais comme le précise Richard Ober, « il n’est qu’un mot, il correspond à une certaine tonalité chromatique trouvant son référent dans le ciel, par conséquent bleu et ciel partagent dans les réseaux de significations les idées d’origine, d’infini et de divinité ».
Et de poursuivre, « Bleu et Ciel sont quasiment des synonymes. Cependant, selon mon regard intérieur, le bleu se ramifie plus précisément en mille bleus, tous plus insaisissables les uns que les autres, qui entretiennent avant tout un rapport avec la nostalgie d’une origine céleste de mon âme ».
Des bleus, je ne sais combien j'en ai peints à ce jour sans jamais renier mon trouble. Les compter, les archiver, noter les dosages et les réactions chimiques m'auront toujours permis de mesurer une orientation et d’entretenir une suite à donner à cette expérience. Il y a le bleu visible de la surface et le bleu enfoui des profondeurs, la densité de la surface n'existe pas sans la consistance invisible de cette même profondeur. La perdition dans le bleu fut donc une condition nécessaire.
Mes carrés ne sont pas des ciels. Pour autant, n’entretiennent-ils pas des correspondances avec ce bleu sans périmètre ? L’équilibre du carré est aussi imposant que l’immanence céleste. Il est même arithmétique. Il ne mue pas en fonction de sa position. Il ne peut que se mettre en mouvement en empruntant la forme du losange. C’est une tête, comme les sculptures plates de Giacometti. Le carré permet de mesurer une progression, une unité narrative. Le carré contient, contrairement au rectangle qui joue en permanence de son déséquilibre latent : son horizontalité froisse sa verticalité. Le rectangle a davantage la consistance et l’amplitude du corps.
Au début, en travaillant par décantation, en me servant de résidus de feuilles de livres modifiées par les bains pigmentaires, je considérais le carré comme la synthèse d'une double forme rectangulaire, la soustraction ou la somme d'un livre ouvert puis fermé. Comme si finalement la moyenne de la dimension d'un livre était un carré. Si l'explication ne m’apparaît aujourd'hui guère convaincante, elle justifiait à l'époque mes doutes relatifs à la forme des tableaux. Lorsque la forme rectangulaire s'imposait, je contournais ma difficulté ou le « déséquilibre estimé » en les encadrant dans des carrés.
J'ai peint d'abord dans le noir pour ne pas corrompre le bleu.
J'ai retourné mon œil. Je ne regardais rien d'autre.
Le bleu avait étalé ses substances.
Envers de l’œil.
Ciel claustrophobique
Sans adhérence
Uchronique
Juste un espace à reconstruire.
J'ai peint des carrés sans me poser de question, comme seul acte frontière. Comme la seule base d’un état de commencement d'une expérience au sens où l’entendait Malevitch.
Le carré est donc devenu une architecture, une persistance et la troisième donnée fondamentale de mon équation. Qu’il soit effacement ou renoncement, à peine perceptible, il permet toujours de donner une structure à la vision.
Le carré plus que le cercle parce que les angles permettent de contenir la lumière tout en la faisant ricocher. Le carré permet de préserver l’intensité de la lumière dans un espace concret.
Josef Albers dans ses hommages les restitue dans ses compositions en plan où les seules différences de teintes permettent de creuser l’espace et de créer ainsi une profondeur. Bridget Riley et Geneviève Claisse ont révélé dans leurs travaux que les illusions optiques étaient aussi efficaces en utilisant des cercles. Mais le cercle ne possède pas les mêmes propriétés. La fascination pour le carré ne vient donc pas de là. Dans certaines compositions bleues de Guy de Lussigny, les variations de couleurs, l’asymétrie et la structure anguleuse induisent un effet de flottement et de mouvement. Les carrés disposés sur la partition en strate bleue semblent en suspension, enclos dans un espace dont les contours délimitent un paysage musical. Certes infiniment plus géométriques, comme si les êtres s’étaient métamorphosés, les variations sur le thème laissent ce même sentiment d’hédonisme que l’on éprouve devant les Polynésies de Matisse. L’harmonie des carrés bleus apparait comme un accomplissement poétique face à la dimension plus impalpable du langage. Peindre ainsi, c’est peut-être figer la résonnance des mots et des impressions, et probablement aussi celle du ciel. Le carré est un élément de modulation, une direction certes indéfinie et qui prend davantage tous les traits d’une inclinaison contenue. Chez Lussigny, elle ouvre un chant, une partition.
« Le bleu du ciel est aussi irréel, aussi impalpable, aussi chargé de rêve que le bleu d'un regard. Nous regardons le ciel bleu. C'est soudain le ciel bleu qui nous regarde. Le ciel bleu est mon mirage.
Dans le domaine de l'air bleu plus qu'ailleurs, on sent que le monde est perméable à la rêverie la plus indéterminée. C'est alors que la rêverie a vraiment de la profondeur. Le ciel bleu se creuse sous le rêve. Le rêve échappe à l'image plane. En réalité, le bleu est un souffle. Son existence n'a aucune pesanteur, sa substance minimale est pure transparence.
Il y a un au-delà imaginaire, un au-delà pur, sans en-deçà. D'abord il n'y a rien, puis il y a un rien profond, ensuite, il y a une profondeur bleue ».
Gaston Bachelard
L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement.
J’avais été fasciné par la projection de la lumière d’un pigment sur un mur sombre. Un mur sourd ; j’ai passé plus de dix ans à m’en inspirer. Comme le poète s’inspire de la contemplation céleste et de ses innombrables variations.
Cette projection s’est insinuée progressivement dans ma vision et dans ma réflexion comme un espace autonome, un espace en soi. Mais cet espace ne pouvait être que mal défini. La révélation vertigineuse de la lumière se suffisait à elle-même. Elle était difficile à contenir.
Cette perception est devenue une brûlure. Elle s’est imprégnée d’une manière indélébile sur le fond de mon œil, comme une trace ineffaçable, quelque part, derrière. Le carré bleu est devenu le dessin d’une mémoire. Non seulement je l'avais vu avec une certaine intensité une fois devant mes yeux mais je l'ai aussi fabriqué derrière, en le « reproduisant », avec toute l’incertitude de l’esprit, des centaines de fois. Esthétique enivrante et totalement déroutante. Je ne m'intéressais à rien d'autres, à aucune autre perception visuelle. Ma nature était noire et l’environnement m’était indifférent sauf à travers les livres, les extraits, les mots qui devaient nourrir ce carré pour ne pas le voir disparaître. Ils étaient ce seul cadre possible de vision, ils avaient cette importance nécessaire à la déclinaison infinie.
J’ai cherché, à un moment, la possibilité, la nécessité de m’extraire de ce bleu entêtant inscrit sur ma rétine. J’ai fixé le bleu sur un territoire accessible, je l’ai reproduit au plus prêt pour le voir en face de moi. Un carré très présent, sans résonnance ni flottement, très géométrique et dont le mélange pigmentaire avait été réfléchi, comme une synthèse, presque un autoportrait. Il avait quelque chose de rassurant, comme si j’avais sauvé le miroir bleu de mon esprit d'un hypothétique oubli, non pas le bleu décrit et sublimé par le récit mais celui qui me permettait de reporter ma vision du dedans vers le dehors. Je maitrisais le bleu parce que je maitrisais le carré.
L’espace du réel est advenu, indéniablement, et j'ai pu ainsi glisser vers d'autres lumières et d’autres récits. J’ai pris pleine conscience du perceptible comme sujet d’étude et comme sujet d’inspiration. J’ai cultivé un intérêt grandissant pour les phénomènes liés à la vision. Je me suis passionné pour la Dioptrique de Descartes. J’ai improvisé, reconstitué des chambres noires. J’ai travaillé sur les caractéristiques optiques de certains volumes complexes comme les polyèdres décrits depuis la renaissance à partir de manuscrit. Je me suis intéressé aux ondes, aux reflets, aux miroirs, aux saturations de lumières, à la persistance rétinienne et d’une manière générale ce que l’on décrit comme une réponse à la déception du visible. J’ai tenté de reconstituer des projections de lumière et d’ombre, de les fixer avant qu’elles ne s’éparpillent. En me laissant convaincre par les indices qui perturbent la distance qui existe entre l’œil et l’objet de sa perception.
Face à l’immanence perceptive, dans un bref extrait saisissant de la phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty répond que le ciel ne peut se posséder en pensée, il ne peut se posséder qu’en nous. Il faut s’abandonner à lui et s’enfoncer dans son mystère pour qu’il devienne notre monde du moment. Sa perception dépend d’un angle de vue et d’un mouvement de notre regard.
Dans la logique de cette appréciation, je dois toujours ramener ma réflexion à une utilisation possible du bleu. Face à la traduction d’un regard porté sur quelque chose que je vois, la question qui demeure est de savoir ce qui est encore bleu. La seule réponse n’est pas de me convaincre de ce qui est véritablement bleu mais de définir comme tel ce qui mérite de l’être.
Comme une déprogrammation et une respiration, J'ai un jour vraiment scruté le ciel après m'être imbibé de l’extrait sur le sujet. L'acuité et le ton de l'auteur, peut-être sa science et son esprit m'ont incité à regarder dehors, à considérer le dehors.
« Moi qui contemple le ciel bleu,
je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique,
je ne le possède pas en pensée,
je ne déploie pas au-devant de lui une idée qui m'en donnerait le secret,
je m'abandonne à lui, je m'enfonce dans ce mystère,
il se pense en moi ,
je suis le ciel même qui se rassemble,
se recueille et se met à exister pour soi,
ma conscience est engorgée par ce bleu illimité.
Si je m'abandonne au bleu du ciel,
je n'ai bientôt plus conscience de regarder et,
au moment où je voulais me faire tout entier vision,
le ciel cesse d 'être une perception visuelle
pour devenir mon monde du moment ».
Maurice Merleau-Ponty.
Phénoménologie de la perception.
En m'acquittant d'une vision interne, je suis rentré dans ma période « claire », celle du bleu intérieur transitant par l'extérieur. La présence du bleu ne peut être qu’une opération alchimique de transformation permanente. Sa structure est le révélateur d'une exactitude. La géométrie du carré évite sa dispersion.
Le bleu renferme une complexité mystérieuse, une réalité brutale dont la maitrise ne vient qu'avec le temps. L'obsession du regard seul peut apporter une possibilité de le modifier. Comme si le bleu ne pouvait exister qu’à l’opposé du monde des apparences. Je l'avais déjà écrit dans le voyage outre-physique à propos de Miro : un personnage silencieux observe à bonne distance le regard aiguisé et soutenu du peintre posé comme un phare face au paysage. Il observe ce qui va advenir par et dans son œil, pendant des heures, sans bouger. Il est le témoin du mécanisme même de la contemplation qui se déroule, là, sous ses yeux. Il observe l'artiste en train d’échafauder la structure de l’œuvre à venir. Il l’observe percer l’éphémère du visible, scruter ardemment pour qu’opère cette alchimie du regard. Un miroir dont l’image ne peut être effacée.
Depuis longtemps, avec des encres de décantation, j’ai pris l’habitude de réécrire des livres sur des feuilles vierges jusqu’à la dernière ligne. En les disposant au sol, en respectant évidement un plan carré, ils m’apparaissent dans leur globalité, comme une sorte d’état second, comme une surprésence frappante et en même temps diffuse de leur sens. Par cet acte répété, j’ouvre mon équation à la possibilité de convertir l’acte de peindre en espace-temps, de l’inscrire, de le figer dans une respiration, comme pour prêter cette même durée à la vision. L’écriture mécanique et répétitive est un moyen de m’extraire de la fulgurance de la lumière, de l’improvisation picturale qui guette et ainsi de mesurer autrement ce que je fais. La réécriture vous plonge dans une posture mnésique, elle vous met face à vous-même, elle vous tourne vers votre propre mémoire. A chaque fois que je réécris un livre, j’ai l’impression de voir défiler devant mes yeux tous les bleus que j’ai peints jusqu’alors. Ces derniers temps, je ne réécris plus, je brode des dentelles de lignes, je les croise en m’inspirant du mystère des quadrangles de Malevitch. Les bleus se substituent au naturalisme et à la grâce que ce dernier avait injectée dans son carré rouge.
L'exposition intitulée « En attendant que la lumière ricoche aux quatre angles » et programmée au Carmel de Tarbes au printemps 2015 fut l'occasion d'un retour sur plus de quinze ans de peinture.
Des premières études sur papier recensant les réactions chimiques de l'aluminosilicate de sodium (Pigment bleu outremer) aux installations plus volumineuses, je ne me suis guère écarté de la permanence du carré. Comme une écriture, de la matière à la lumière. Un cycle s'est achevé, probablement sur le grand carré miroir consacré à un court extrait de l’œuvre de Bergson et par la rédaction définitive de « La mémoire bleue ».
Le premier recueil de notes édité sous la forme d'un livre d'art précieux contenait à la fois l'intégralité du texte enchâssé dans un écrin transparent de verre acrylique, une strate de décantation gravée et glissée à l'intérieur et un miroir ajouré d'une fenêtre de pigment sur la couverture.
Le travail, pour moi essentiel, consacré à Bergson prenait sa source dans un bref extrait de l'ouvrage clef « Matière et Mémoire ». Il y était question de la perception du temps et de sa réalité concrète. Je voulais que le carré de pigment bleu laisse le sentiment d'avoir été simplement peint sur le miroir tout en révélant une profondeur. Je voulais que la première impression soit celle de la facilité. Je lui opposais une réalité dissimulée bien différente en couchant le mélange lumineux derrière le teint entièrement dépoli en son centre. Le fait d'avoir passé un temps infiniment long à gratter délicatement les centaines de trillions tenaces m'approchait de l'envie à atteindre. Il ne fallait pas que cela se voit. Le miroir devait avoir la transparence du verre et il l'avait. C'est vraiment lorsque j'ai constaté cette disparition du temps par la vision que j'ai scellé la première strophe de mon travail. Désormais, il me faudrait inventer encore, ailleurs probablement, en acceptant une autre dimension que la construction combinée et bien réglée de mon équation. C'est finalement la seule chose que j'avais entamé pour aboutir au texte de Bergson. Construire un temps de perception concret dans l'obsession de la contemplation aveugle de mon bleu, sans autre égard que de révéler ses nuances changeantes. Mais à part contempler les bleus, qui accepte véritablement de pénétrer dans la logique d’un tel récit ? Je me rends bien compte que les carrés ne racontent d’autre histoire que la leur, sur le mode d’une progression perçue la plupart du temps comme une répétition. D’autres l’ont fait. Depuis vingt ans, Marine Bourgeois esquisse des petits traits obliques sur de grandes toiles vierges, toujours de même format, comme des partitions intérieures. Leur seule vision silencieuse se suffit à elle-même.
« En attendant que la lumière ricoche aux quatre angles ». Qu'elle ricoche dans une autre perception possible des choses. Une prophétie à venir ? En attendant, je scellais, par ma recherche de logique systématique, une première strophe de l'histoire.
La lumière me semble plus dense lorsqu'elle se heurte aux cassures et aux ruptures d'un espace contraint. Quel souffle pouvais-je encore donner à ma réflexion nourrie depuis quinze ans d'elle-même et des «incertitudes du carré ».
Il m’importe d’aller au-delà des apparences et de chercher à voir plus et autrement. Je ne nie pas ce que j’ai sous les yeux, je le vois comme un schéma, comme une esquisse. Les carrés et le fait d’en faire en permanence ont orienté ma vision vers une réduction.
Je me souviens que sur une partition de chant grégorien, les neumes que j’avais dépouillés des mots qui les accompagnent me sont apparus comme un rythme visuel, une danse, une scripturalité enivrante pour l’œil. Ils étaient comme des petites reliques qui s’offraient à ma réalité affective comme autant de petites irradiations. Il me fallait encore par la peinture trouver le moyen de percer cette fascination pour le bleu.
A l'occasion de cette exposition donc, j'ai fait la connaissance de Richard OBER, poète et éditeur. J'ai progressivement plongé dans un autre monde, dans le bleu outre-physique où les limites de la perception et de sa compréhension sont plus floues encore. Dans l'exposition, le personnage naviguait d'une composition à l'autre avec une sorte de frénésie enthousiaste qui le caractérise toujours aujourd'hui, le cerveau toujours en ébullition. L’âme du poète transportait une joie apparente. Lorsqu’il me parla pour la première fois de mon travail, que je voyais comme une presque entreprise de comptabilité, je n'y ai rien entendu. Il évoquait son obsession pour la marge des livres, la coquille du millimètre en trop, cet œuf contenu dans ma couveuse à livre, le squelette et la chair des montagnes que j'avais esquissé à l'étage dans l'installation « signe/paysage/lumière ». Il me parlait un langage qui m'était inconnu avec une érudition époustouflante. Je me recroquevillais, bien conscient dès ce moment de n'être jamais sorti de la même substance du carré et d'avoir voulu le regarder toujours sous le même angle.
Quelques jours plus tard, il me fit la demande d’illustrer la couverture de son dernier ouvrage, « le partage du paradoxe ». Je ne m'épanche pas davantage sur l’étrangeté brillante que me procura sa première lecture. Les rencontres se multiplièrent, toujours joviales et rapidement constructives. Je m'ouvrais progressivement à son monde et à sa bienveillance pour feindre mon incompréhension. A-t-il perçu dès ce moment que ma trajectoire était ailleurs, dans la répétition silencieuse et ordonnée de la nomenclature du bleu devenu désormais le mien ?
L'idée de proposer un récit partagé du carré bleu a germé, une sorte de correspondance écrite. Mais ce ne pouvait être un catalogue habituel sur papier car je ne supporte pas de voir l'extinction des lumières pigmentaires, ce que produit invariablement la quadrichromie. Cette impasse a précipité une collaboration originale, le voyage dans le bleu outre-physique que je considère comme ma deuxième strophe inattendue après la publication de « La mémoire bleue », mon premier recueil de notes.
Le projet est parti d'une expérience déroutante. Nous avons sondé le pigment bleu au microscope pour en faire un film.
L’image en mouvement était proprement surréaliste : Nous avions l'impression d'être littéralement dans le cosmos. Si pour moi ce n'était qu'une impression, pour lui, c’était une réalité tangible. Nous n'avions pas la même approche de la matière.
Il résuma ainsi l'expérience : « Le pigment bleu découvert, observé et cultivé par Alain-Jacques Lévrier-Mussat est un morceau de ciel tombé de l’univers outre-physique dans le monde des réalités sensibles.
De la même façon que les propriétés d’une molécule ou d’une particule sont analysées par les savants, ce pigment bleu a été l’objet d’une multitude d’expériences artistiques, de combinaisons et de transformations, à tel point qu’il est devenu en soi un agent de connaissance par l’imagination.
Assistant au déploiement de la lumière outre-physique contenue dans le pigment (sel d’aluminium) au fur et à mesure de ses expériences, l’artiste a découvert peu à peu la plasticité presqu’universelle de cette substance énigmatique.
En effet le Bleu peut se moduler et se démultiplier de façon prodigieuse selon les supports où il est projeté. Après avoir été isolé puis implanté, le Bleu échappe à sa solitude ; sa vie propre, variable selon son environnement, se révèle à l’observateur qui, fasciné par l’énigme et la beauté du phénomène, commence d’abord par entr’apercevoir la réfraction de la lumière dans les angles des carrés avant de sentir confusément la prolifération des plans où elle se diffuse.
De même que la surface où s’enracine le Bleu s’est changée en biotope, de même l’observateur est alors modifié par l’expérience de la vision. En accueillant en lui-même l’image du Bleu incorruptible, son regard intérieur s’ouvre ainsi à la contemplation. Les propriétés physiques du pigment bleu (luminescence en halo carré) représentent la métaphore de ses propriétés outre-physiques : échappant à la corruption de l’organique, il nettoie le regard, clarifie la pensée, dégage la conscience de l’illusion temporelle, ouvre les plans du visible, déplie l’invisible et fait apparaître la réalité de l’éternité contenue dans la matière, elle-même abritée dans l’œuf cosmique d’où sans cesse la vie se propage.
Le Bleu est donc un ascenseur spatial outre-physique, une fenêtre sur l’infini, un puits de lumière qui descend au plus profond des abysses de la matière et de l’inconscient, un révélateur argentique de la vérité de l’image, un collyre pour les yeux tâchés de blanc ou de noir, un vaisseau spirituel par lequel les Argonautes parcourent les espaces invisibles et un agent universel qui amalgame les particules d’or disséminées dans le cosmos.
Ayant opéré la convergence du regard de l’artiste et du poète, l’expérience de l’agent bleu a donné lieu à des coïncidences qui renouvellent la fameuse et décriée maxime horatienne : « ut pictura poesis ». Elle permet de mettre en lumière les corrélations qui existent entre la représentation du monde en image et en mots, elle invalide la dichotomie entre peinture et poésie réalisée par la critique de Schelling et elle réactualise l’intuition initiale de la Renaissance selon laquelle il existe des passerelles et des correspondances entre le microcosme et le macrocosme ».
Le recueil Bleu outre-physique a été édité. La boîte noire se présentait sous la forme d'un objet secret et mystérieux contenant une gravure du pigment observé au microscope, un carré de bleu en guise de constellation et le récit du voyage sous la forme de huit plans à déplier.
J'ai passé six mois à matérialiser ce voyage grandeur nature en réalisant une installation. Je me suis d'abord replongé dans une lecture de ce que nous avions baptisé « les consciences passagères » c'est à dire toute cette littérature sur le bleu que j'avais déjà bien asséchée dans ma première période.
« Nager en plein ciel » était peut-être une chose à laquelle je ne pensais même pas. Des multiples explorations du pigment, aucune ne m'avait évoqué le cosmos. Habitué aux manipulations chimiques, je l’ai chargé de composés métalliques pour rehausser son scintillement. J’ai modifié mon procédé de grattage et le dosage de liant pour donner au grand carré outre-physique une résonnance particulière et cette fois un flou optique sur ses bords. J’ai réalisé pour l’accompagner une « terre en cube » de pigment pur, j’ai relevé des empreintes sur papier, découpé un vaisseau improbable dans un vieux manuscrit, réalisé des plans…
En acceptant l'idée que la poésie ne soit pas seulement une curiosité ou un sujet d'étude, j'ai entrevu cette dimension cosmique, fantasmée ou bien réelle, comme un monde en soi, une réalité crédible. Yves Klein sera évidemment un long sujet d'introspection dans nos discussions. A l'automne 1956, l'artiste, concentré sur les possibilités d'imprégnation par la couleur pure, stabilise chimiquement un bleu outremer extrêmement saturé, d’une présence totale, pour en faire «la plus parfaite expression du bleu ». Ainsi, avec ce bleu, Klein trouvait la définition picturale, «la matérialisation de sa sensibilité individuelle entre étendue infinie et proximité immédiate». Par cette découverte qui le conduisit à l’expérience du monochrome, en faisant de l’impalpabilité du bleu une réalité mesurable et tangible, l’artiste écrivait la première strophe de ses prophéties à venir. Mais la muséification du bleu scellera définitivement toute nouvelle latitude quant à son avenir après lui.
Le bleu de Klein a fait surface. Mais il a été figé dans ses lignes de fuite réduisant ainsi la voie(x) du poète à des interstices que plus personne n’emprunte. Pourquoi l’auteur aurait-il, dans ce rapport étroit au sacré, engendré un tel bouleversement de perception ? Pourquoi l’œuvre, plutôt que d'ouvrir une brèche dans les introspections du rêve, a-t-elle suscité une castration poétique ?
Nicolas de Staël, au hasard de ses innombrables lettres, a écrit : «L’espace pictural est un mur mais tous les oiseaux du monde y volent librement.»
Notre voyage dans le bleu s’ouvre d’abord sur une réconciliation souhaitable ; L’espace du monochrome est un espace de face, solide au point que l’on « tiendrait debout dedans ». C’est un mur d’aspiration. Il nous faut à notre tour reconstruire des lignes de fuite et dépasser ce rapport à l’espace fermé qui reste potentiellement ouvrable comme une fenêtre. Plutôt qu’un gardien, devant un monochrome, il faudrait placer une échelle.
La hisser, au-dessus, dedans, verticalement, horizontalement, définir nos propres «Anthropométries», au rythme de notre propre «Symphonie ». Ailleurs, au-delà, en plongée, construire la clef d’une réflexion picturale et poétique qui s’échafaude à la manière d’un mur que l’on monte sur des fondations et qui paradoxalement ne ferme pas la vue. Parce que «ce mur est un exil» comme le disait encore de Staël, une emprise des sens, «la métaphore du corps dont il convient de prendre la mesure qui est en fait hors mesure».
La relecture du monochrome aura été une première hallucination : La certitude, enfin, de pouvoir mener des expériences et entamer un voyage dans un bleu désormais ouvert à l'expérience concrète qui reste le terrain des consciences passagères et de la joie de l’œuvre.
Une autre plongée poétique découlera de l'analyse des fresques de Giotto di Bondone. Au commencement d’une épistémè du bleu, il en existait un autre qui avait fait surface bien avant celui de Klein : Le Lapis-lazuli, le bleu utilisé dans la chapelle des Scrovegni à Padoue. Dans une des fresques, celle de la nativité, après plusieurs siècles de vieillissement, le bleu donne l'impression d'avoir suinté du mur comme une sueur, tandis que Joseph, à ses côtés, dans un demi-sommeil, couve l'hallucination. J'avais pu le constater de mes propres yeux et il est vrai que l'anomalie est stupéfiante. A l'endroit précis du manteau de la Vierge, le Bleu s'est mélangé à l'Or. J'aurai pu m'en tenir à cette constatation mais le regard poétique est finalement plus convaincant. C'est bien le ciel qui réapparaissait dans la terre, et qui existait dans la matière. La beauté phénoménale de l'événement s’est révélée être le signe visible d’une substance sensible inconnue. Une nouvelle perspective inouïe s’est posée sur la répétition indéfinie de la lumière pigmentaire. Je suis resté trop longtemps dans la solitude de mon entretien.
Richard Ober voit l'infini dans la masse de pigment comme il voit un œuf fertile et originaire dans « la couveuse », un empilement très précis de milliers de feuilles de livre. On serait tenté de voir d'abord dans l'accumulation de matière des résidus du temps et de la pensée en décomposition ou en perdition, un puits profond et oublieux, une poétique du résidu ou de la relique comme l'avait écrit Sandra Métaux.
Mais la couveuse ne contient-elle pas aussi une sorte de métaphore de l'œil ? Une manière de voir, de percevoir et d'ordonner la matière. Un œil qui serait sensible cette fois au mystère de la vie et à ses origines spéculatives. Donc à une nouvelle approche poétique du monde. Il existe probablement dans l’œil, la substance en germe de ce qui fonde, mieux encore, de ce qui féconde l’expérience du regard.
« Oblique de la contemplation. Épiphanie de l’œil ».
La troisième hallucination couvait dans une œuvre tardive de Vermeer. Dans « L'allégorie de la peinture », le maitre de Delft représente un peintre assis de dos. Il semble être occupé à peindre Clio, la muse de l'histoire. En face de lui, sur le mur, il y a une carte. Clio est irradiée par la lumière extérieure qui la dévore littéralement. Le peintre enchâssé dans l’ellipse de sa boite ne la regarde pas. Il est déjà ailleurs, projeté dans le vertige qui se trouve en face de lui, dans la révélation de cette carte accrochée au mur et à laquelle il s’est identifié en la signant. Le peintre ignore Clio, il n'a que faire de l’Histoire. Il s'est transposé dans le monde lointain qu’elle décrit et les horizons infinis du ciel et du cosmos.
L’énorme tenture qui ouvre la scène est déjà un conglomérat serré de gouttelettes irradiées de cristaux, une véritable incandescence picturale. La trouée lumineuse de la fenêtre qui momifie la muse donne à la carte une présence palpable. Le temps est comme suspendu par son aspiration pigmentaire. La lumière chez Vermeer est d’un autre ordre. Enfermée dans un dispositif elliptique, il faut la rechercher dans le creux d’une perception, celle qui suinte dans l’ombre vernis des plis de la carte et qui explose littéralement dans les perspectives entrouvertes par les sciences de l’optique.
On a véritablement commencé à aimer Vermeer dès que l’on a compris que le véritable sujet de ses tableaux n’était pas seulement le rapport des figures entre elles mais la lumière, celle qui vient de l’espace et celle qui émane de la matière.
S’il existe encore une lumière métaphorique, c’est celle des promesses du voyage de l'œil. L’artiste, comme le poète, comprend qu’il est un magicien lorsqu’il peut coucher la lumière ou s’en approcher sur quelques centimètres carrés de papier. Non pas cette lumière brûlante et vorace du jour mais celle plus subtile, parfois crépusculaire, plus orbitale qui modifie la structure des choses. Elle ne s’impose jamais à l’évidence de celui qui regarde la vague dans le vague. Mais de là où il est possible d’être, ou de là où la bonne inclinaison du regard commande d’être, le spectacle est grandiose. Encore faut-il se donner la peine d’incliner le regard vers l’onde, de se glisser dans la faille, dans le creux ou dans la trouée. N'ai-je pas trouvé là aussi une autre existence du bleu?
Le poète se hisse, du dehors de sa position recroquevillée pour livrer combat avec la splendeur de son imagination, quitte à éprouver les limites de l'espace. Le voyage n’est pas sans heurt et il n’est accessible que dans l’échafaudage du plan et de la lecture de la carte qui le conduira à la station. Alors la parfaite sérénité de la lumière n’apparaît plus comme intraduisible.
Pure visibilité de la surface de la chose qui est aussi et en même temps la substance même de la chose. La lumière cartographiée est le fondement de la suspension de l’acuité du regard et de cette immersion dans le silence. La peinture en est le révélateur. L’œuvre monumentale n’a d’autres correspondances que ce passage elliptique et permanent d’un ici vers un ailleurs, de l’infiniment petit vers l’infiniment grand. Du picotement du pigment auquel l’artiste voue un culte sans limite à l’apparition de ceux du cosmos.
Le XVII siècle hollandais a été bouleversé par le vertige de la vue. En 1596, l'astronome Johannes Kepler décrit dans son « Mysterium cosmographicum », ses premières recherches hallucinantes sur la structure supposée cubique de l'Univers et de la lumière. Les dessins proposés dans l'ouvrage sont d'une précision esthétique remarquable. Au-delà de la véracité scientifique de son travail toute une culture s’épanchera frénétiquement sur ces formidables spéculations. Les artistes se procurent des microscopes et explorent la magie des chambres noires...La nature la plus rudimentaire offre déjà à la raison des anomalies engendrées par son essence. Les anomalies de son désordre supposé comme les cubes géométriques de pyrites qui semblent avoir été façonnés par la main de l’homme.
« Rien n'est caché, Il faut laver les yeux tâchés, fermés, voilés »
Richard Ober
« Nous avons connaissance à présent de milliers de mondes à l'intérieur du monde de l'homme, que toute son œuvre avait été de cacher ».
Pierre-Jean Jouve
Le bleu enchâssé dans sa structure carrée a fini par me donner à voir un monde invisible, une généalogie, une cosmogonie refoulée.
Depuis des temps immémoriaux et malgré une syntaxe demeurée clairement obscure, il est désormais tenu pour acquis que le carré symbolise la terre et l'homme dans sa quête incertaine, dans ses vœux pieux d'immortalité comme dans ses imperfections. Il incarne un principe de vie englobant à la fois une quintessence épiphanique mais aussi la plus grande des désillusions à l'heure de l'oubli.
Casimir Malevitch, après s'être littéralement approprié le carré, après s'être même donné au carré avec le suprématisme dans son autoportrait totalement abstrait disparait, emportant avec lui le mystère de son retour au classicisme. Au rythme des « Boogie-woogies » new-yorkais qui l'emporteront et qui marqueront ses dernières œuvres d'un tressaillement baroque, Piet Mondrian pouvait-il imaginer un instant que le groupe L’Oréal, qui avait repris le signe du néoplasticisme pour en faire un vulgaire logo, prolongerait cette transe picturale ?
Combien de carrés ont été peints et combien de chimères ? Des centaines de milliers probablement s'étiolant dans la dispersion, en une nuée de paillettes moléculaires. Des carrés, en veux-tu, en voilà, à profusion, de ceux du septique plongé dans l’algorithme à ceux du démiurge joyeux. Des carrés à n'en plus finir renfermant toutes les propriétés de cette forme parfaite, dans une culture saturée d'images dont la lisibilité propre à la surabondance ne pouvait qu'engendrer une perception de surface, entre désir et convoitise, dans une absence totale de sens.
Pourtant, entre 1970 et 2001, en l'espace d'une trentaine années, Guy de Lussigny a vécu le carré comme une respiration, évacuant progressivement un dispositif représentationnel auquel le rétinien distant pouvait encore faire semblant de se raccrocher. Trente années à peindre des carrés, avec la patience d'un Vermeer au rythme de la ligne. Le carré devenu au fil des jours un existentialisme en soi, une écriture du temps. L'artiste a poussé l'expérience jusqu'à la limite, jusqu'à la nécessité impérieuse de sa répétition obsessionnelle et quotidienne. Si pour l'homme pressé par le sens, un carré est un carré, pour Guy de Lussigny, il est un tiroir à secret, une porte, une fenêtre, un toit, une architecture grandiose, un exil de la peinture, un voyage. Celui « de la forme la plus stable qu'ait inventé l'esprit humain » dira-t-il. Entre apparence et apparition du carré, qu'a voulu voir le peintre du monde, qu'en a-t-il retenu ? Le souvenir d'une harmonie frappante et une justesse. Peut-être une vision ralentit pour regarder son intensité même se dessiner sur la rétine puis à l'intérieur de l'homme comme une équation ou une symphonie. Dans une série très particulière, les carrés flottants sont structurés par des colonnes verticales rappelant une architecture en élévation, comme un axe. Lussigny était amoureux de l'Italie et il est évidement passé par Sienne en Toscane. Face à ces œuvres, il n'est pas difficile d'imaginer qu'elles traduisent ou plutôt s'inspirent de la vision du campanile de la cathédrale qui vient couper le ciel. Le carré demeure un préalable car c’est dans ce dispositif que vient a posteriori s’inscrire le paysage.
La poésie permet d'accéder au peintre mais elle n'explique pas le choix du carré, au mieux, elle l'excuse de son hermétisme.
A l'évidence de celui qui voudrait poser des mots sur l'énigme répond d'abord le silence que la forme enchâsse et enlace, avec équité, un modèle de calme et de sérénité. Dans les toiles de Guy de Lussigny, comme il le dira, « règnent le mystère, comme le témoignage murmuré d'une aventure intérieure, presque une expérience mystique. Univers où il s'agit moins de cueillir, de rechercher ailleurs son bonheur que de se recueillir, de se trouver soi-même ». La forme carrée aura au moins permis à cette pensée enclose de ricocher.
Les artistes éprouvent depuis des lustres, et c'est un fait incontournable, le désir de lui rendre hommage comme un sujet à part entière. Josef Albers en 1950 invente une série comprenant des centaines de déclinaisons, comme triomphe de cette forme auratique, augmenté par la couleur seule. L'artiste ouvre ses compositions en fuite et en plan comme des fenêtres de champs colorés, comme des plateaux pour servir les innombrables associations spectrales et démultiplier les possibilités d’interaction entre les nuances. Les couleurs se meuvent et se fondent les unes dans les autres. L’interaction puissante provoque des phénomènes d'illusions optiques, laissant le sentiment d'espaces qui se creusent sous l'effet du regard croisé.
Albers oppose à la mimétique et à la reproduction du réel les premières expériences de vision participative. Les carrés d'Albers jouent et se jouent de la stabilité de l'alignement optique comme base de l'interaction entre représentation et sensation. Jo Delahaut dans les années 50 révélera ses mêmes principes dans des œuvres particulièrement minimalistes fondant ainsi les prémices d'un art d'une géométrie sans compromis.
Il est Impossible d'ignorer la généalogie du carré que ces artistes empruntent : Celle de la fenêtre ouverte à la Renaissance. Elle sera la métaphore géométrique-optique qui situera précisément l'homme au milieu de son monde pour mieux le reconstruire. Jusqu'à Giotto, au début du XVe siècle, c'est peu ou prou l'histoire sainte et la substance du sacré qui donnaient sa signification au monde. Tout juste s'esquissait une hypothétique idée du carré dans le trône céleste des Vierges à l’enfant. Jusqu'alors, l'existence des choses du monde était d'ordre onto-logo-théologique. Un principe transcendant, un Dieu ou des Dieux, était considéré comme l'origine et la fin de l'existant. L'homme durant ces temps n'était pas la mesure de toute chose, il n'était pas placé au centre de son monde, il demeurait soumis à un Sens ou une Loi qui le précédait. L’icône, acentrée, sans point de construction terrestre, en sera un modèle parmi d'autres. Au-dessus des hommes régnait le cercle transcendant.
La seconde période fondamentale qui s'ouvre avec la Renaissance, comme une cassure progressive, est marquée par une perspective radicalement nouvelle. Le projet d'émancipation de l'homme, c’est-à-dire cette volonté de placer la créature au centre de la création et de la rendre créatrice à l'instar de son créateur, va bouleverser l’ordre du monde. Celui que l'on baptisera homme moderne, sujet pensant par lui-même prend son destin en main pour écrire sa propre histoire et ne plus s'en remettre à l'autorité du Grand-Autre, Père, fondateur et détenteur du Sens. Contre le hiératisme propre à la peinture d’icône, l'entrée en modernité est marquée par la redécouverte de la perspective, la profanation scientifique et la désacralisation de l'univers. L'homme désormais égocentré fantasme l'espace d'un point de vue (et donc de fuite) dont l'usage dessinera une fenêtre.
Le cercle et le carré constituent dès lors les fondements permettant d'inscrire le monde avec comme mot d'ordre la recherche d'un point d’équilibre. L'origine du carré pourrait remonter à plus loin encore. Dans les cultures lointaines, les premières sociétés ont contribué à dessiner une symbolique changeante des formes en lien avec la notion d'existence. Elles se sont inspirées des modèles cosmologiques, des modèles de perception de l’univers pour en définir et échafauder des plans associant ainsi le cercle, le triangle et le carré dans l'axe du monde, entre horizontalité et verticalité. Pour les premières populations nomades, l'espace horizontal est perçu comme un disque chapeauté par la voûte céleste. L'habitat rudimentaire se résume à un toit, forme réduite de cette même voûte. Le plan des constructions sommaires est de forme circulaire comme le dispositif d'implantation. C'est avec la sédentarisation que se dessine véritablement le carré induisant une orientation dans le plan horizontal. Le carré va imposer au chaos un système de quatre directions cardinales et ordonner ainsi le monde perçu. Le carré en substance incarne la fixation et la stabilité et par incidence, la finitude et l'imperfection du vivant. Le ciel couvre, la terre supporte.
« Platoniciens, Pythagoriciens et Aristotéliciens avaient contribué à asseoir d'une façon objective la syntaxe d'un alphabet des formes associée aux chiffres dans lequel le carré trouvait une place précise. Une écriture donc qui, pour passer du visible au lisible, supposait la connaissance d'un code et son apprentissage. Le carré contient en ses quatre segments égaux, ses quatre angles droits, ses quatre points cardinaux, toutes les qualités essentielles pour construire un espace de mesure et d'harmonie, de rigueur et d'équilibre. La symbolique est augmentée par sa position verticale, proche du losange, incarnant le mouvement et un principe de vie. Les pythagoriciens établissent des correspondances entre un et point, deux et ligne, trois et triangle, quatre et Carré.
Les platoniciens ont systématisé les correspondances entre les quatre figures géométriques et les quatre modes de connaissance ; l'intellect, la science, l'opinion et la sensation. Pour Platon, enfin, l'intellect est un, le point aussi, la science est le deux et s'avance dans une direction unique vers un point pour former une ligne. Le nombre de la surface est l'opinion et celui du volume la sensation » (...)
Florence Wagner
Catalogue de l’exposition « Hommage au carré »
Les artistes qui s'inspirent de cette syntaxe aux lointaines origines croisées appliquent-ils littéralement ce code ou le considèrent-ils comme le point de départ d'une liberté d'interprétation ? Les premières applications prennent corps dans un espace architectural concret réactivant les principes prédéfinis de l'antiquité. Le plan orthonormé et le nombre d'or déterminent l'ossature des compositions peintes dès les premiers temps de la Renaissance. Le dispositif perspectiviste restera peu ou prou le même jusqu'à la révolution romantique annonçant l'effondrement du continuum de la surface peinte.
Dans « La chasse » de Paolo Uccello, datée de 1460, la scène s'inscrit dans une perspective très centrée à un point de fuite. La scène est quadrillée par 3 carrés disposés à intervalle régulier des arbres sur la base de la ligne d'horizon.
Le carré n'est qu'un élément de construction. Il est généralement combiné aux autres formes élémentaires comme le cercle, le triangle et le rectangle. On observe dans « l'école d'Athènes » de Raphaël datée de 1510, le jeu complexe qui permet de les associer : La présence du carré est couronnée par un arc de cercle au rythme des colonnades rectangulaires et du double triangle architectonique de la composition. On retrouvera le carré sous ses formes dérivées comme le losange ou le trapèze dans des détails architecturaux comme les carrelages en fuite ou les fenêtres optiques d'études.
Il convient d'abord de considérer le carré comme une « forme fondamentale qui participe à la mesure de l'espace dans la peinture, par projection sur une surface plane». Plusieurs siècles après, les pionniers de l'abstraction et les minimalistes américains s'empareront du vocabulaire élémentaire pour contrarier un certain récit épique de l'art et opérer un retour autoritaire aux sources.
L'artiste américain Sol LeWitt a souvent repris la symbolique de ce dispositif de complémentarité des formes. On observe dans certains wall drawings que les figures fondamentales viennent s'inscrire à l'intérieur d'un carré. Ce dernier semble donc dessiner un mode possible d'organisation du regard, voire une synthèse mathématique.
Au XVIIe siècle, cloisonnant la perspective dans un intérieur aveugle, les hollandais l'enfermeront dans des boîtes, resserrant le champ de la vision de manière à y installer des éléments d'animation aux significations multiples. Vermeer et ses contemporains inventent un dispositif récurent d'une œuvre à l'autre, rajoutant généralement un objet volumineux au premier plan pour tenir le spectateur à distance et l'obliger à pénétrer mentalement l'œuvre. Dans « l'atelier ou l'allégorie de la peinture » encore, une table en oblique et une épaisse tenture ouvrent littéralement le tableau comme une scène sur le sujet : Un peintre saisi de dos. Le mur orthonormé du fond est occupé par la présence d'une carte. On retrouve ce mécanisme dans la plupart des scènes de genre du même type consacrées à l'éloge du quotidien chez Gabriel Metsu ou chez Pieter de Hooch.
La forme rectangulaire, comme fenêtre, mur, ouverture, miroir et autre tableau dans le tableau participe à la possibilité de fixer les limites d'un espace de perception et une possibilité de se projeter mentalement vers l'extérieur.
Dans une autre œuvre très particulière de cette époque, le peintre Samuel Van Hoogstraten reprend le dispositif en dépouillant l'espace, proposant un enfilement de pièce. L'œuvre évoque une composition similaire et tardive de Hooper, une pièce vide qui donne sur la mer.
Aurélie Poinat, une jeune artiste contemporaine prolonge cette manière de découper l’espace en réalisant des intérieurs architecturaux et des compositions très dépouillées pour installer « le vide » dans des boîtes évoquant ainsi l’idée du passage et de l'absence. Progressivement, dans la déambulation induite par l'illusion du volume, l'artiste finit par orienter son regard. Elle resserre sa vision, réduit l'espace et semble en extraire un détail. Elle peint alors des carrés centrés, frontaux sur des formats rectangulaires, qui émergent par contraste de couleurs.
Quelle signification donner à la mise en scène de ce détail, à ce qui semble apparaître comme un resserrement ? D'un tableau à l'autre, par cette réduction, l'artiste laisse le sentiment de s'être rapprochée de la carte de Vermeer comme le fait le peintre en plongeant dans sa contemplation.
Par ce geste, il semble que le carré apparaisse comme un point de fixation de l'acuité du visible, le début d'un exil et en même temps un retournement car la fenêtre est opaque. Dans ce basculement, la fenêtre s'ouvre aussi sur un monde d'intériorité et sur une introversion à échelle humaine. Autre exemple avec les carrés juxtaposés et traversés de lignes verticales de Barnett Newman qui ponctuent par leur monumentalité très étudiée les murs de couleurs. Soulignant en même temps la division et la réunion de l'espace, ils clament par leur seule présence l'existence d'un territoire que l'homme se donne. Dans certaines compositions d'Ode Bertrand, des cartes, comme des labyrinthes, attirent irrésistiblement notre œil vers le centre de la composition.
La fenêtre s'ouvre comme un vertige. La représentation du réel est augmentée par une approche du réel lui-même. Des carrés se dessinent comme une mise en abîme.
Une métaphore apparaît : si la peinture de Vermeer ne traite de l'histoire qu'en surface, la géométrie n'est qu'une apparence de l'abstraction. Cette surface ne raconte rien en soi, elle est. Elle nous invite en revanche à nous convaincre qu'une vie intérieure en suit la mesure et la cadence. La référence fondamentale selon Richard Ober est à rechercher dans les emblèmes des Atalantes fugitives de Michel Maïer datées de 1617. Dans deux esquisses précises, le carré apparaît sous deux inclinaisons différentes : Dans la première, numérotée VIII, le carré figure sur le carrelage en fuite et dans la fuite du tunnel où se profile un ailleurs, un cheminement annoncé par la conque matricielle, l’œuf de la vie que le guerrier au premier plan s’apprête à fendre. Dans la seconde, la XXI, le carré est contenu dans la base d'un triangle, fermé en partie supérieure par une des deux pointes d'un compas. Un premier cercle cerne le motif en périphérie, un second est enclos dans le carré, comme un œuf encore, renfermant une substance de l'existence : la présence d'un homme et d'une femme.
« Enclosure de l’œuf qui féconde la vie, lui-même contenu dans le carré », souligne Richard Ober. Michel Maïer répondait ainsi à un autre maître de la Renaissance. Dans son troisième autoportrait, daté de 1500, le plus pénétrant, Albrecht Dürer émerge des ténèbres, telle une apparition. Dans un plan orthonormé, frontal, il pose sans autre artifice un regard scrutateur sur le monde. Il s'observe dans un miroir pour se restituer par la peinture. Ce n'est qu'en 1516, à Murano que l'on parviendra à fabriquer des miroirs en verre plan c'est-à-dire plat, tels que nous les connaissons. C'est donc à partir d'un miroir convexe, donc d'un miroir en forme d'œil que le maître a restitué, face à la déformation, l'exactitude des proportions de son visage, y compris le propre globe de ses yeux. Et le vertige ne s’arrête pas là : Dans l’œil de droite, une analyse a révélé la présence d'un signe peint : Un motif schématisé ressemblant à un triangle qui semble être le reflet de la croisée de son manteau. A l'intérieur, une fenêtre en carré, comme dans l'emblème XXI. Par cette analogie, Dürer élève métaphoriquement l’organe de l’œil au rang de fenêtre et donc de miroir de l'âme en affirmant que « L'homme doit conserver toute sa vie à l’œil, c'est à dire à l'esprit ». Par cette correspondance de la pensée et de la vue, l'homme de la Renaissance se fait le gardien, le témoin de ses origines.
En 1489, Vinci achève son travail sur l'étude des proportions du corps en réactivant l'héritage de l'antiquité. Dans son célèbre « Homme de Vitruve », L. de Vinci inscrit son modèle et protecteur Ludovico Sforza dans deux formes géométriques élémentaires, opposées et emboîtées : Le cercle et le carré.
De son nom, étude des proportions du corps humain selon Vitruve, véritable symbole de l'humanisme où l'homme est considéré et apparaît comme le centre de l'univers. Pour Vinci, ce dessin est l'épistémè de la compréhension des principes fondamentaux qui président à l'apparence aléatoire de la vie. L'harmonie des proportions ne peut avoir comme équivalent que l'harmonie des proportions de tout l'univers. Les mesures de l'homme sont ordonnées par la nature : Le Carré symbolise la terre. Le cercle symbolise l'univers. Par leur parfait emboîtement, l'homme démontre son appartenance à la matière et à une dimension hors du temps et de l'espace. Si l'homme est d'essence divine, il est une somme de perfection et c'est ce mouvement entre l'essence et la somme que Vinci va s'employer à résoudre sans faillir toute sa vie. « La divine forme humaine est enclose dans le carré. Elle engendre ou elle est engendrée par le cercle ».
Le carré apparaît dès lors sous une autre dimension : Il n'est pas seulement instrument de mesure de l'espace, il participe à l'échafaudage du fluide de la vie. Dans ce rapport se dessine la substance en germe de ce qui fonde, mieux encore de ce qui féconde l'expérience du regard du peintre.
L'artiste moderne, dans sa grande subjectivité, a écrit lui aussi sa propre histoire. Mais il n'est pas insensible à un retour à la source, à la recherche d'un essentialisme qui passe par le dépouillement et l'ascèse. Et plutôt que d'incantation, nous parlerons d'une matérialisation possible de la contemplation, autant d'expériences « spiritualisantes ». La louange des premières pensées, primitives et baptisées « archaïques » est rejouée par l’homme désormais face à lui-même. Certains opteront pour une géométrie stricte et une mythologie personnelle. Autrement dit, un repli sur soi, une subjectivisation du regard et une introspection individuelle. Le moine de la modernité est un homme seul développant son propre langage dans l'héritage du Romantisme... L'homme du XIXe siècle ne regardait plus le monde d'un seul point de vue. Il s'est tourné vers l'infini pour contempler sa finitude. Il lui faudra reconstruire des ponctuations spatiales.
La conscience de faire abstrait n'existe pas avant le XX siècle, du moins si l'on s'en tient à notre culture qui s'est fabriquée un récit épique de l'art depuis la Renaissance en ouvrant une fenêtre sur l'univers. D'une perspective à une autre, l'abstraction est une autre strophe possible pour traduire le monde et le convertir. Pourtant le signe abstrait remonte à la nuit des temps comme un processus ritualisé que l'on retrouve dans les cultures océaniennes et amérindiennes, dans le chamanisme.
Les peintures abstraites de sable des communautés tribales, les motifs aborigènes trouvent leur raison d'être dans des croyances devenue obscurs oscillant entre rite de passage et tradition millénaire. Les motifs redondants ancestraux relèvent de pratiques hétéronomes, c'est à dire de la pratique d'un groupe ou d'une communauté qui en définissent les règles par transmission, de génération en génération. L'art de l'islam, la mosaïque sont le résultat d'un savoir-faire dont les configurations auront évoluées en fonction de systèmes de croyance partagés à un moment donné.
Dans cette architecture de la pensée, à la fois actuelle et ancestrale, le langage poétique de certaines œuvres renoue avec ses significations lointaines et notamment orientales. Dans la symbolique convoquée par l'artiste Sato Satoru, le carré, en dynamique ascensionnelle, indique une direction dans le chaos. L'analyse du seul visible est une déception, une démonstration absurde. Il convient de rechercher dans le processus le rituel qui permet l’apparition. Il nous faut percer et dépasser l’éphémère du seul visible pour deviner le processus qui permet d'atteindre ce fluide et cette substance. «A la traversée des labyrinthes et des ponctuations du corps, le carré s’élève comme une flèche et se révèle à l'esprit ». Pour Satoru, le déplacement vertical du carré est un acte empreint de spiritualité.
La conquête de l'abstraction formule d'une manière concrète et théorique une vision du monde libérée du perceptible. Avant cela, l'art avait été mimétique, voulant représenter le monde tel qu'il apparaissait à la fois à la surface de l’œil de l'artiste et de celui du spectateur face à l’œuvre. Il fallut attendre le début du XX siècle pour voir les artistes s'employer à désarticuler les objets, les choses, les éléments du visible pour les traduire dans une peinture dite « de signes autonomes ». Les artistes ont inscrit le monde dans un cadre plus ou moins ouvert que l'on peut lire comme un carré. Les cubistes seront les premiers à le faire éclater. Désormais la porte est ouverte à des explorations plus radicales encore. La fragmentation du réel ne pouvait se développer que dans une époque industrielle moderne et dans une nouvelle vision scientifique et technologique du monde. L’œuvre ainsi conçue doit être lue comme un modèle de perception d'une réalité altérée. Au début du XXe siècle, la vision physique du monde connaît une énorme révolution. De nouveaux modèles théoriques, scientifiques et philosophiques conduisent l'homme à admettre des phénomènes qui se soustraient à la vision et à l'entendement dit logique et statique. La connaissance de la réalité va modifier sa perception. Le progrès technologique, et notamment l'impression de vitesse et de mouvement des nouveaux engins vont voir l'émergence de nouveaux modèles.
Les images cubistes, orphistes, futuristes, constructivistes donneront à voir pour la première fois une vision dynamique du monde, avec des points d'observation multiples. Dans cet héritage, le carré finira par incarner une forme à la fois déicide et thaumaturge à l'heure de la modernité radicale. En 1910 Casimir MALEVITCH va se mettre à réduire les objets à des formes plastiques simples qui finiront par acquérir une autonomie totale. Il définit une sorte d'alphabet hermétique basé sur une harmonie de signes. L'idée du réel est déjà loin. En décembre 1915, lors de la dernière exposition futuriste 0,10 à la galerie Dobytchina de Saint-Pétersbourg, Malevitch présente son carré noir sur fond blanc. Au moment où il le réalisa, Malevitch ne savait pas et ne comprenait pas ce qu'il contenait mais il le considéra comme un événement fondamental de sa réflexion. Il baptisa son carré noir quadrangle car il ne présentait ni parallélisme, ni égalité des côtés ou angle droit. Le carré noir, comme les autres, présentait des dimensions indéfinies. En 1917, le carré blanc sur fond blanc prolonge la transfiguration dans le zéro de la forme. Deuxième manifeste pictural condamnant son interprétation symbolique. Par ces actes-limites, Malevitch affirmait « s'être lavé des petits coins de nature et des vénus impudiques de l'histoire ». Pour la critique communément admise, le carré noir comme le carré blanc ne signifient rien. Ils sont. Ils ne sont pas des emblèmes mystiques. Ils existent par et pour eux-mêmes. Malevitch dira de son carré rouge, qu'il nomme aussi « paysanne à deux dimensions », qu’il est aussi le carré beau. En russe, rouge et beau ont la même étymologie. A l'interprétation du signe, l'artiste substitue une renaissance possible de la « représentation du monde, de son existence, sans quoi ce monde serait impossible ».
L'expérience des pionniers tire un trait sur le phénomène de la représentation vécu comme l'illusion mensongère de la traduction de l'existence du monde et des hommes. Le carré apparaît alors comme dépouillé de toute souillure et nombreux seront les artistes, révolutionnaires, constructivistes, utopistes et ouvertement iconoclastes à s'engager dans cette voie. Clairement donc, la forme pure du carré, plus qu'un renoncement est le signe d'une purge qui jette aux oubliettes plusieurs siècles de tradition picturale. Le carré, au début du siècle, et les quelques formes élémentaires qui l'accompagnent, s'affirme comme la forme transcendante la plus aboutie d'une modernité radicale lavée de tous les Dieux que l'homme s'inventait encore.
Pour Malevitch, la peinture est la prophétie qui permettra par la décomposition et le passage à « l’œuvre sans objet », de tendre vers la construction plastique pure et donc vers la seule œuvre « réaliste », parfaitement indépendante de toute qualité imitative. C'est en ce sens que Malevitch voit le carré comme naturaliste et d'essence fondamentalement artistique.
Toute autre représentation est un travestissement, un ternissement et une gesticulation inutile. Le message est clair quoique un rien hygiéniste. Pour lui, l'art n'est pas d'essence humaine, il le dépasse. La vocation de l'homme sur terre ne serait donc que d'en témoigner en recréant des correspondances entre la forme et ses composés.
Comme les peintres d’icônes en leur temps, faisant le vide autour d'eux, le carré devient à son tour une forme acheiropoïète, non faite de main d'homme, permettant de donner un sens au monde. Autre renaissance, autre conquête, autre tabula rasa. La leçon revisitée de l’origine est sévère mais elle est limpide : Avec le suprématisme, le pictural se libère enfin de toutes servitudes pour s'envoler vers l'infini. Le carré, niant l'objet comme la figure, porte désormais le poids de la forme de l'absolu, déicide pour un temps mais aussi thaumaturge, affirmant l'art non comme une représentation du monde mais comme un « art-monde » désormais capable de le guérir et de le sauver. Le carré, telle une main, tel un chrisme.
La lecture thaumaturgique du carré a permis d'ouvrir une autre voie. Le carré illustre le monde terrestre et sa matérialité dans lequel vient s'inscrire l'homme.
Revenons un instant sur Dürer et sur l'une de ses œuvres gravées : « Mélencolia » : datée des années 1513, 1514. Mélencolia illustre très certainement une facette du tempérament humain. Il nous faut comprendre cette femme pensive, ailée, comparable à une héroïne, prisonnière de ses pensées, un compas à la main, comme une personnification du doute et de la réflexion. L’œuvre est dense, foisonnante de détails nous renvoyant inévitablement à l'érudit penché sur l'étude des mystères du monde. Elle s'entoure de tous les outils, de tous les symboles, de toutes les figures représentant les possibilités créatives de l'humaine condition, dans un enchevêtrement presque inextricable de lignes. Mélencolia est une allégorie du pouvoir de la science et de la contemplation. Le monde d'ici-bas apparaît comme un monde de réflexion chaotique et frénétique personnifié dans une dialectique entre renoncement et obstination. Au-dessus d'elle, figure le carré magique, comme une clef, comme un indice d'une issue possible. Les chiffres trouvent leur place de 1 à 16. A chaque fois la somme est identique sur les lignes, les colonnes et les diagonales : 34.
En suivant cette injonction codée, l'équilibre des additions autorise une opération de déplacement en plan sur l'espace de la toile. C’est le constat que l’on peut formuler devant certains carrés de Geneviève Claisse qui révèlent un jeu de lignes suggérant une amplitude scripturale, une ponctuation et un rapport étroit entre le dessin au trait et la couleur, entre le chiffre et sa signification.
Au déplacement se juxtapose l'étirement, jusqu'à la torsion. Contre l'autorité de la géométrie frontale du carré créant une illusion de profondeur permettant de creuser l'espace de la représentation, Gaël Bourmaud oppose et déploie une tension à travers un questionnement sur les limites du « tableau-objet ». L'artiste met en évidence le carré et sa déformation comme une réalité concrète dans l'espace plan de la représentation. Le carré associé à son support est soumis à un déplacement, un étirement, une torsion qui peut aller jusqu'à l’éclatement. En créant un nouveau plan de perception, en ouvrant le mouvement à l'apparition d'une nouvelle structure, l'artiste interroge avec acuité ce modèle en opposant au schéma illusionniste de la représentation de la forme un espace construit. John Carter finit par contourner la seule illusion suggestive de la profondeur en y incluant la réalité volumétrique de l'objet. En fragmentant ses supports par des découpes, il créé une dimension supplémentaire de perception. Les inclinaisons de la lumière sur les fentes et les creux modifient l'espace représenté du tableau, espace plan qui peut être lui-même représenté en fuite. L'artiste instaure concrètement un dialogue subtil entre peinture et sculpture, entre réalité du volume et illusion de la forme traditionnelle, entre ombre et lumière. Le caractère de l’œuvre oscille entre deux polarités : « La chose et la surface de la chose ». Dans le prolongement de ces œuvres, avec Norman Dilworth et Hilde Van Impe, l'éternité de la syntaxe mathématique se charge de la fugacité, de la temporalité de la rupture et de la brisure et de la durée de la minéralité du matériau, l'acier pour l’un et le marbre pour l’autre.
Le carré existe désormais comme une surface expérimentale en soi et une réalité sensible à approfondir. Néanmoins, le carré noir prophétique de Malevitch a mal vieilli, voyant l'aplat parfait de son teint se rider inexorablement. Peut-être que la vocation de l'artiste engagé dans cette voie reste de le ressusciter coûte que coûte. Sol LeWitt comme Robert Ryman se sont faits les gardiens farouches de son identité. Ryman fige le carré dans son absolu, présence nue sur des murs blancs, seulement souligné par des ombres, des cadres ou des attaches sombres. Le carré a traversé la conscience de l'homme depuis son origine. Les structures élémentaires blanches, osseuses, en creux, nous plongent dans son fondement. Le carré est squelette en même temps qu'il est chair. Les structures des compositions répétées sont le révélateur de leur exactitude. Elles prêtent une durée aux choses. Elles sont ce qui rend l'invisible visible. A l'origine, il y a l'équation par laquelle la forme première advient. Puis l'ossature se couvre de lignes, se pare, s'habille tel un manteau délicat révélant le « caressant de la géométrie », une inclinaison particulière, une tonalité que l'on observe dans les œuvres de Jocelyne Santos.
Le carré finit par se faire aussi instrument de séduction, conspirant avec les tentatrices babyloniennes, dansant en courbes colorées comme une conspiration sentimentale dans certaines compositions de Frank Stella
Comment le carré, malgré son incorruptibilité substantielle, aurait-il pu résister à l'appel de la couleur, cette sirène qui l’entraîne dans un tourbillon par son chant mélodieux. Séduction, envoûtement même, lorsque Bridget Riley le transforme en secousses corporelles dont on ne ressort pas indemne. Le corps tout entier est pris d'un tressaillement. Hans Glattfelder et Gerard Hötter poussent plus loin encore ces expériences de vision participative par un constructivisme méthodique de l'espace de la toile et l'emploi de systèmes et de données mathématiques. Carlos Cruz-Diez nous émeut par le jeu rétinien savant du positionnement des lamelles qui modifient les spectres de couleurs. Au regard des expériences qu'offrent désormais les potentialités du numérique, les artistes, à l'image d'Arthur Dorval, seront encore nombreux à réjouir nos sens par cette aspiration dans les zones limites de perception que permet notre regard.
Comme le révèle Varini, la justesse n'est jamais loin du précipice de l'égarement, du débordement et de la tentation du travestissement. Le carré est aussi une anamorphose optique, apparaissant et disparaissant, replongeant dans les exacerbations du signe baroque, de l’exubérance, sur les traces de Vasarely. Carrés fragiles, illusions, précision chirurgicale du tire-ligne, jouant et se jouant en permanence de sa sourde origine. Nous sommes comme happés par les multiples expériences qui revisitent le carré en manifeste. Avec ses carrés d'étain, l'artiste Carl André, légende de l'art minimal, s'approprie le motif, le répète pour le disposer au sol dans un emboîtement parfait. Daniel Buren les redresse et les échafaude dans ses « Cabanes éclatées », en damier. Le carré finit par s'envoler dans les multiples dimensions, dans les néons colorés de Dan Flavin, dans les chromosaturations et certains «espace de ciel » de James Turrell pour devenir une abstraction zen et pacifiste. Le carré aura aussi été gagné par la fièvre frénétique et ostentatoire. Le carré devenu sigle, marque, mutation, chiffon, ballon, le carré superstar comme au temps d'Andy Warhol. Les dernières dialectiques sont les plus époustouflantes. D'un côté, Norman Dilworth qui se bat contre la pesanteur de l'acier pour en révéler la dimension aérienne. De l'autre, Elias Crespin dont les vols fragiles de carrés restent soumis aux complexités scénographiques de la gravité.
D'autres artistes se contentent de remonter le temps, d'inscrire le carré dans les mythologies du quotidien, dans l'anfractuosité de la pensée discrète, loin des grandes autoroutes de la communication. Carré-autre, carré-altérité, carré pensé par et dans la différence originaire. Certains ont marché suffisamment loin, vers d'autres cultures pour en ramener une synthèse paisible.
Dans d'autres cultures, on observe depuis la nuit des temps la germination et la prolifération invraisemblable de ce même motif multiple sans modèle de comparaison visible. Fresques de Mosaïque, monochromes où s'insinue de temps en temps un rejeton de couleur. Hasard de la mauvaise manipulation ou envie poétique ? Dans les basiliques byzantines, quelques résidus de couleur se trouvent emprisonnés dans l'or. Notre culture occidentale les ignore considérant ces carrés hiéroglyphiques comme des anomalies décoratives. Ces mêmes signes que l'on retrouve pourtant dans l’œuvre de Paul Klee et de Wassily Kandinsky. On se souvient du terrible verdict de Georges Bataille à propos de l’œuvre de Van Gogh dans son essai sur l'astre solaire qui finira par consumer l'artiste dans un ultime geste sacrificiel sans retour. L'auteur dit du peintre qu’il s'est donné au soleil. Dans son enfermement, dans cette solitude, sur ce sol aride, sur cette terre, dans cette chambre, derrière ce carré, celui de la fenêtre à barreaux de sa chambre, Van Gogh n'a plus été capable de trouver la ressource pour affronter l'or des blés et la force en lui de demeurer en face de l'astre. La réconciliation entre le carré fertile de la terre qui donne ses fruits au monde et la sphère de lumière, Wolfgang Laib le rejoue comme un rituel en tamisant son irradiation sur les hommes en quête de spiritualité avec du pollen de pissenlit, récolté à la main, comme un remède.
Quand Aurélie Nemours travaille le carré, elle travaille dedans, « déconstruit, recomposé sur le thème du silence, de l'origine et du commencement », donc consciente de la fin, comme un alpha et un oméga. Plongée, glissement dans l'espace pour creuser, toujours plus profondément et dans la remontée, mesurer et se mesurer aux « rythmes du millimètre ». Aucune concession à la courbe, aucun intrus en diagonal, les seules verticales et horizontales ne sont bombardées que par les exigences de l'ascèse. Sur le site de la galerie Wagner, à propos de son œuvre, on peut lire la citation suivante : « L'art est peut-être une des voies humaines les plus nobles. Une voie dans laquelle on peut essayer de dire l'espoir, le progrès, la marche sans fin de l'homme sur la terre. Le seul vrai et unique programme : le fait que l'homme doive marcher ». La force de l’œuvre d'Aurélie Nemours réside dans le fait qu'elle a appliqué ce qu'elle a dit en tissant patiemment un programme sans faillir. Aurélie Nemours a tenu debout face à l'exigence et la définition même du carré ; Le carré comme métaphore d'une marche sans fin de l'homme sur terre.
Ce qu'il convient d’appeler désormais un langage de l'être est une position fragile à tenir, un terrain jonché d'illusions, une extraction permanente. La répétition advient alors, comme un moyen d'étirer le temps vers une économie de moyen, un « épurement ». La révélation d'une sagesse évidente se dégage alors de cette progression. Ode Bertrand, face à l’œuvre d'Aurélie Nemours entrevoit une correspondance étonnante dans l'hypogée du carré.
A l'évidence, face à l'aplat qui affirme la forme sans détour chez Aurélie Nemours, l’œuvre qui prétend « amener le chaos dans l'ordre » est une douce subversion, d'abord par un trait devenu une cosmogonie évidente, ensuite par une couleur qui ose travestir le plan du carré en le faisant basculer dans l'espace plan de la toile. A la mémoire qui absout, parce qu’elle ne semble pouvoir se souvenir de tout, nous pourrions opposer celle qui rythme le quotidien comme un battement permanent. Les gestes des artistes se répètent inlassablement comme s'ils cherchaient à traduire une vie intérieure, la résonance d'une genèse. Le chant de la mémoire s'impose alors comme une respiration. La répétition est une plénitude. Le carré est la cadence d'un silence solitaire, sans concessions ni intrusion.