Alain-Jacques LEVRIER-MUSSAT

 

 

 

 

« La mémoire bleue »

 

 

 

 

 

(Notes. Mars 1999 / Mars 2015)

 

 

Un bleu, un seul.

 

Un foudroiement de la rétine. Une paralysie de l’œil.

 

Ce bleu contenait tous les autres, toutes les densités, tous les sentiments ; celui de la mer, de l’horizon, de la rêverie, et même de l’amour. Un bleu au delà de la couleur, le bleu de la plénitude et de l’accomplissement, le bleu de l’équilibre et de la perspective à accomplir ; une imprégnation, le bleu de Klein, de Kandinsky, de Matisse, de Nicolas de Staël.

 

Ce bleu ne pouvait être laissé ainsi, à l’abandon. Il méritait que l’on s’y penche, que l’on s’y noie. Le vertige de la chose vue ne venait pas de nulle part. Une lumière diaphane, irréelle, à peine perceptible, jaillissait d’un puits de pigment. La matière inerte dessinait un halo rectangulaire ; un limbe sur un mur chaulé baigné par la pénombre. Le phénomène ressemblait à ces ombres de lumière colorée générées par les rayons du soleil venant frapper abruptement sur les vitraux des cathédrales.

 

Mais là, à cet endroit, aucune source de clarté n’en était à l’origine, aucun début de clair-obscur… Autour, il faisait noir.

 

La seule phosphorescence du pigment, sa seule densité permettait un tel dessin ; un carré bleu vu à travers d’incertaines découpes opérait comme une pure visibilité. Ce bleu avait quelque chose du bleu du ciel, de l’éternel recommencement, le phénomène semblait diminuer à mesure que pénétrait la lueur du jour dans l’espace du lieu. (1)

 

Il était « une ivresse de lumière dans une nuit opaque. » (2)

 

Comme pour celui qui s’égare au crépuscule et que l’on surprend le regard dans les étoiles sous les lampadaires qui animent l’infini, ce bleu était presque un miroir, un froissement quand revient la lumière de l’astre, «aussi changeant dans l’esprit des hommes que dans les cieux. »(3)

 

Ce bleu était voué à s’enfoncer irrémédiablement dans l’indiscipline de la vision, anéantissant les rêves qui se posent là, à cet instant précis, sur les têtes. Le bleu du ciel s’obscurcissait, mais projeté un instant, il était devenu l’injonction d’un hypothétique acte de peindre.

 

Encore fallait-il se demander s’il était possible d’en mesurer l’essence, d’en explorer les entrailles et, dans le cas d’un éventuel processus artistique, d’entrevoir un mode de représentation, un schéma qui relèverait plus de l’apparition que de l’apparence.

 

Cette vision échappait totalement à l’approche habituelle que la connaissance et le savoir exige, au langage de la certitude, au pragmatisme et à la logique d’un raisonnement étayé par les livres.

 

Le bleu apparaissait peut-être comme la métaphore d’une impuissance et d’un doute qui ne pouvait engendrer qu’une remise en question profonde.

 

L’accumulation du savoir à des fins de réussite, ce que l’on croit comprendre des choses s’effondrait comme un château de cartes.

 

J’aurais tant voulu pourtant pour m’apaiser que cette vision soit déjà l’œuvre d’un artiste. J’aurais tant voulu que ce bleu soit déjà peint.

 

Le bleu d’un oiseau haut perché qui par son intermédiaire dessine le monde qui le contemple avec admiration ou l’ignore faute d’attention.

 

Ce bleu était comme le spectre d’un magicien chargé de traduire ce qu’il voit en « mille images » à des enfants émerveillés par sa présence onirique. Il ressemblait à cette chose impossible à exposer, la métaphore de l’artiste qui transmet, dans le faste d’un palais ou dans l’intimité d’une alcôve, son sens de l’art.

 

Qu’importe la manière, qu’importent les techniques si ce bleu se dévêtait de ce fluide qui ne s’observe pas sur la pointe d’un pinceau mais se devine dans l’amour impalpable de l’art et dans la fragilité de l’expérience. Ce bleu avait en soi une existence intense laissant une trace et ouvrant un chemin.

 

Une cacophonie, la dispersion de ce que l’œil ou l’oreille de l’esthète exige, l’outrance faite à des habitudes rétiniennes et à des vœux pieux d’ordre.

 

Cette cacophonie résonnait aussi comme la permanence de l’inspiration.

 

La peinture ne pouvait être en définitive qu’une autre façon d’envisager l’abandon. Elle devait se substituer à une manière de voir, s’affranchir d’un alignement optique et d’une stabilité du sujet.

 

L’acte prenait les traits d’un renoncement et d’une conversion. Un épais brouillard se dissipait. Ce bleu qui envahissait mon esprit ne venait en fait pas de cette seule vision.

 

La raison de cet émoi était plus profonde. Je l’avais déjà vu dans mon enfance. Ce n’était pas l’azur des pays du Maghreb. Ce bleu avait l’apparence de celui que mon père utilisait pour réaliser ses vitraux abstraits très colorés. J’ai grandi avec.

 

Lorsqu’il est remonté à ma mémoire par ce biais, j’étais étudiant. La plage de ce bleu a insidieusement envahi les pages des livres qui se brouillaient.

 

La seule chose qui désormais pouvait avoir du sens était de peindre. Le reste n’avait plus d’importance.

 

Mais comment résoudre ce qui se limitait d’abord à une question de reproductibilité visuelle, comment restituer en peinture la densité de cette impression à la fois prégnante et fugitive ?

 

A la limite, ne valait-il pas mieux qu’elle reste invisible ? L’invisible est représentable. A l’époque toutes ces questions ne se sont pas réellement posées. En revanche, s’est échafaudé lentement le désir intuitif d’explorer toutes les latitudes à la fois concrètes et métaphoriques de cette « matière physique ».

 

Ce bleu se présentait comme un corps étranger, une réalité brutale renfermant une complexité dont la maîtrise ne pouvait venir qu’avec le temps.

 

Le monde des apparences se suffit à lui-même. Au delà, il faut, par une opération alchimique de transformation, reconstruire une vision qui se volatilise sous les yeux.

 

CEZANNE a observé des paysages, il s’en est imprégné par l’œil dans un premier temps pour finir par s’en imprégner physiquement.

 

Par cette absorption préalable, ses interprétations vont se charger d’une densité très différente de la conception rétinienne que l’on se fait ordinairement de la nature. La peinture de CEZANNE va devenir une sorte d’harmonie parallèle à la nature. L’artiste ne peut se contenter de traduire directement ce qu’il voit, il cherche à pénétrer par la pensée les manifestations de la nature.

 

En réfutant intellectuellement la dimension illusionniste de la peinture, CEZANNE créé un nouveau plan de réalité. Au point que l’objet nie son existence en tant que représentation, en tant que simulacre d’un point de vue.

 

L’artiste par la répétition et l’assèchement de l’ordre rétinien révèle la transcendance de toute chose - on peut entendre par là de n’importe quel sujet – par sa transformation, par la transformation même de la chose observée.

 

Il y a bien dans le mûrissement de cette idée un sens qui renvoie explicitement à l’idée de la décantation. L’apparition ne peut être que le fruit d’une transformation. CEZANNE, considérant que la simple vision ne peut être qu’une dispersion, donne à toute démarche artistique de cet ordre la vocation de restituer à la fois l’état réel d’une durée en même temps que l’apparence de ses changements.

 

L’observation rend toute chose volatile, quelle que soit la densité de cette chose. Confronté à ce qui devenait une certitude, il convenait de faire l’expérience de la relativité de la surface. Ailleurs, ce bleu perdrait son homogénéité visuelle. Ailleurs ne se renouvellerait pas de la même manière l’irradiation lumineuse. Ailleurs, ce bleu se déclinerait probablement différemment.

 

La question du bleu n’est pas sans précédent. Depuis la nuit des temps, cette couleur attire les curieux et attise toutes les curiosités. En matière de bleu et d’impression colorée, les épanchements n’ont jamais manqué.

 

Son histoire, telle que la décrit Michel PASTOUREAU dans son ouvrage semble s’être figée au fil des siècles. Elle atteste pourtant de significations et d’usages changeants.

 

Si durant l’antiquité, la couleur bleue compta peu et apparaîtra même comme désagréable et dévalorisante, elle connaîtra entre le douzième siècle et le romantisme un engouement prodigieux.

 

Michel PASTOUREAU, indépendamment de ses multiples variations, ne manque pas d’évoquer le fait qu’aujourd’hui, cette couleur est la plus appréciée, « loin devant toutes les autres ».

 

A priori, le bleu n’est donc pas une couleur neutre. Selon l’auteur toujours, « bleu » est devenu un mot magique, un mot qui séduit, qui apaise et fait rêver. L’infini lui est associé.

 

En découle un caractère estompé et impalpable ; le bleu n’est pas symboliquement aussi marqué que le rouge, le vert ou même le jaune. Le bleu est une couleur intérieure, non transgressive, sécurisante et apaisante.

 

Il y a pourtant dans la continuité de cette histoire une certaine ambivalence. Le bleu chargé d’une densité émotionnelle au dix-neuvième siècle a progressivement glissé vers la « non-histoire ». Un ensemble de codes et de signes propres à notre société contemporaine a fait du bleu le signifiant d’une surface lisse, d’une quiète froideur, d’une mer plate. Les tranquillisants sont bleus, ce qui est autorisé est bleu, la paix est bleu.

 

Le bleu à quelque chose du voile. Mais est-ce le voile de la fable ?

 

Paradoxalement, le bleu vécu est aussi apparu à certains artistes comme un gouffre sans fond et il me semblait que cette vision se suffisait à elle-même. Wassily KANDINSKY écrit et décrit le bleu comme une « valeur harmonique » dont la tonalité mue au gré des composants de ses structures picturales.

 

Yves KLEIN impose à sa monochromie une immatérialité cessible et en fait une pure sensibilité, un fluide qui se repend du corps à l’âme. Nicolas De STAËL nous le fait entrevoir comme un exil, un départ sans retour, un état d’être.

 

La potentialité expressive du bleu a fait, à l’heure de la modernité et de l’individu, l’objet d’une très forte appropriation. Le bleu renferme une dose non contenue de nostalgie et la nostalgie, elle, peut-être chargée des sentiments les plus contradictoires. Le bleu est une couleur qui contient. En ce sens, ce n’est peut-être déjà plus une couleur.

 

Quoiqu’il en soi, la substance même du bleu, à travers son histoire lisible, renvoie à des valeurs changeantes et à des significations parfois intimes et indicibles difficiles à figer. Pour GOETHE, le bleu est une couleur chaude. Est-ce là un sentiment contradictoire ou une raison objective ? Le bleu est-il devenu couleur froide au seul jour où il fut associé à la mer ?

 

Ce bref détour étymologique renvoie en définitive à un certain nombre de questionnements relevant de l’affect, à ces considérations subjectives et surtout très éphémères sur l’appréhension du beau, de l’émouvant, du poétique, du pittoresque…

 

« Clair, le bleu est le chemin de la rêverie, et quand il s’assombrit, ce qui est conforme à sa tendance naturelle, il devient celui du rêve. La pensée consciente y laisse peu à peu la place à l’inconsciente, de même que la lumière du jour y devient insensiblement lumière de nuit. Bleu de nuit. » (4)

 

La conception harmonieuse du bleu a toujours poussé à la tentation de l’évasion romanesque. Le bleu a pu inspirer et inspire encore toute une gamme d’improvisations lyriques ou de visions psychiques. Il ne peut qu’exister ici ou là des « expressionnistes du bleu », célèbres ou inconnus, opérant dans tous les compartiments de l’artistique.

 

D’emblée, sans que ne germe la moindre idée d’appropriation, le dictionnaire des symboles considère le bleu comme « immatériel en lui-même », qu’il « dématérialise tout ce qui se prend en lui ». Pour revenir à Yves KLEIN qui aura définitivement marqué la couleur de son empreinte, si le bleu n’a pas de dimension, s’il est hors de dimension, la matière picturale est le seul moyen de rendre visible l’invisible.

 

L’artiste inspiré considère le principe de l’imprégnation par le bleu comme une étape essentielle du processus utopique qu’il se fixe. « L’indéfinissable » comme seul vrai mérite du tableau, dont la formule revient à Eugène DELACROIX, signe chez KLEIN, l’expérience du monochrome. Mais il signe tout autant une liste interminable de considérations littéraires et philosophiques qui trouveront, me semble-il, l’une des traductions les plus abouties dans « du spirituel dans l’art » de KANDINSKY :

 

« La puissance d’approfondissement du bleu est telle, qu’il devient plus intense justement dans les tons les plus profonds et qu’intérieurement, son effet devient plus caractéristique.

 

Plus le bleu est profond, plus il attire l’homme vers l’infini et éveille en lui la nostalgie du pur et de l’ultime suprasensible. C’est la couleur du ciel tel que nous le représentons au son du mot ciel.

 

Le bleu est la couleur typiquement céleste. Le bleu développe très profondément l’élément du calme. Glissement vers le noir, il prend la consonance d’une tristesse inhumaine.

 

Il devient un approfondissement infini dans les états graves qui n’ont pas de fin et qui ne peuvent en avoir.

 

A mesure qu’il s’éclaircit, ce qui lui convient moins, le bleu prend un aspect plus indifférent à l’homme, comme un haut ciel bleu clair.

 

Plus il s’éclaircit, plus il perd de sa résonance, jusqu’à devenir un calme muet, devenir blanc.

 

Musicalement, le bleu clair s’apparente à la flûte, le foncé au violoncelle, s’il fonce encore, à la sonorité somptueuse de la contrebasse ; dans ses tons les plus majestueux, le bleu est comparable aux sons graves d’un orgue. »

 

Outre que pour la première fois apparaissent clairement des changements de significations en fonction de la tonalité du bleu, l’enseignement de Wassily KANDINSKY révèle une subtilité supplémentaire : Si tôt le bleu identifié et décrit qu’il replonge irrémédiablement dans l’immatérialité. La conception picturale de la couleur glisse vers un état sonore. Un état irreprésentable. Est-ce à conclure qu’en soi, le bleu ne peut que mal s’interpréter ? Que la matérialité révélera toujours une insuffisance à le caractériser ?

 

Autrement dit encore, qu’au delà du mot, la représentation du bleu ne peut être qu’un à coté, une pâle copie de la réalité des croyances qu’il engendre.

 

Michel PASTOUREAU, dans son ouvrage didactique et récapitulatif des attendus d’une couleur, finit d’imprégner le bleu de cette dimension d’irreprésentabilité durable puisqu’il le fait dépendre d’une culture partagée à un moment donné par un groupe d’individus.

 

Entre mer et ciel, horizon visible et ailleurs incertain, le bleu a toujours émaillé les récits. La traduction immédiate de toutes ces perceptions passagères, aussi aiguës soient-elles, ne permet pourtant pas en conclusion de créer une lisibilité simple et définitive de sa potentialité expressive.

 

Le goût de ce bleu ne pouvait trouver de réponses dans des envolées gestuelles qui ne soient anachroniques, confuses ou fragmentaires. Sur ce point, la plume me semblait plus efficace que le pinceau.

 

Durant un temps, mes hésitations et mes doutes se sont accumulés comme une fuite en avant semblable à la recherche boulimique d’une exhaustivité, comme l’utopie d’ébaucher un hypothétique dictionnaire du bleu décrivant l’insaisissable et l’asséchant de tout égarement.

 

Préalablement à une manière de faire qui aurait pu conduire directement l’intuition dans une impasse, il convenait d’appréhender davantage cette donnée comme sujet d’analyse orphelin de tout sédiment de culture, de réduire les procédés de l’approche à une pure exploration vierge de toute intention.

 

L’orientation poétique, onirique, sentimentale ou spontanée ne pouvait rassasier un désir de « voir plus ».

 

La réalité structurelle du pigment ouvrait d’autres portes et venait prolonger, et en même temps réduire dans l’immédiat, une première approche trop incontrôlable. A une écriture automatique s’est donc substituée l’intuition d’un programme. Je pressentais que cet intérêt soudain et brutal devait d’abord reposer sur un questionnement théorique et surtout sur l’élaboration d’une méthode. Les manières de faire viendraient après.

 

Il convenait de mesurer les particularités et surtout toutes les potentialités réactives de ce bleu, de poser des hypothèses de travail plus constructives. A une vision éphémère d’un état possible du bleu s’est substituée une alchimie circonstanciée d’un état de la matière sous forme de dissection.

 

Cela revenait à élucider les composants de ce pigment et trouver ainsi les ingrédients d’une équation plastique susceptible d’en permettre l’exploitation concrète et durable. Le pigment présentait une extraordinaire densité et réagissait nettement aux variations lumineuses.

 

Avec l’expérience, il s’est révélé particulièrement sensible au changement de température. Ce pigment chimique présentait une complexité apparente en pouvant être à la fois lumière impalpable en même temps que matière volatile très imprégnant. Il pouvait être en même temps « surface et profondeur » (6)

 

Durant deux ans, des dissections chimiques opérées sur le produit m’auront permis d’en révéler la stricte matérialité. En repensant aujourd’hui à CEZANNE, je mesure à quel point les efforts fastidieux de répétition s’avéraient essentiels.

 

D’un bleu manipulé avec attention et patience sont nés des dérivés contrastés, des « bleus-couleur » aux mille nuances, toute une palette à la fois riche et en même temps limitée qui avait quelque chose à voir avec un principe de modulation.

 

Le pigment bleu semblait ne jamais rompre totalement malgré les agressions répétées des acides et des oxydes au point d’engendrer une gamme de tons et de teintes allant d’un bleu glacé par l’argenture à un bleu violacé aux reflets dorés.

 

Il semblait pouvoir se décliner indéfiniment grâce à l’effet actif de produits chimiques translucides, de liants et de certaines poudres de métaux.

 

L’une des principales difficultés rencontrées fut de trouver des fixatifs capables de préserver et de reproduire cette luminosité si particulière en l’apposant sur des surfaces verticales.

 

La modulation au final comprenait une quarantaine de mélanges plus ou moins actifs. Seulement quelques uns seront véritablement exploitables.

 

Certains mélanges ne pouvaient être stabilisés, d’autres perdaient progressivement leur apparence ou présentaient tout simplement une forte dangerosité.

 

L’essentiel de cette première approche fastidieuse consistait à observer les réactions, à mesurer l’intensité des contrastes, à noter les dosages, à conserver les mélanges et à appliquer les dérivés sur différents supports. Il fallait tout noter pour ne rien laisser au hasard.

 

Il me semblait important au départ de trouver des liants à l’apparence neutre et dans la mesure du possible, totalement translucides. Ma frénésie de vouloir tester le pigment m’a même conduit à me procurer des produits dont je n’imaginais pas la potentialité des effets.

 

Il convenait dans un second temps de mettre en forme « les bleus » en prenant soin d’éviter tout signe de subjectivité pour ne pas éclipser le véritable objectif d’une première phase qui se passait bien volontiers de l’ intention esthétique. Pierre SOULAGES écrivait que, dès ses débuts, il se méfiait de la trop forte subjectivité de la ligne et du trait, considérant que son objectif de révélation du noir était ailleurs.

 

Comme les produits translucides additionnés au pigment, les acides, les oxydes, les poudres de métaux, comme les nombreux supports allant du papier au métal en passant par le verre, les formes carrées me sont apparues très rapidement comme le moyen de contourner cette subjectivité a priori du geste pictural.

 

Les compositions rigoureuses et très structurées de K. MALEVITCH et de J. ALBERS m’inspirèrent également car elles semblaient affirmer sur une surface plane cette autorité et surtout cette autonomie absolue de la forme dégagée de toute référence extérieure préalable.

 

Aux couleurs criardes, je ne peux parler que de celles que le bleu était susceptible d’engendrer, dessinant des surfaces bizarres et aiguës dans une facture expressive, j’ai donc préféré la sévérité du carré associée à une gamme chromatique sombre.

 

Une voix vers la suspension, l’apesanteur, l’immobilité et la sensation pure comme nécessité de se démarquer peut-être des mouvements de la pensée.

 

Au fur et à mesure du processus de découverte, l’exploration s’est enrichie d’études scripturales et plastiques se répandant en gestualité, en empâtement, en report de matière, en pliage, en transfert. Le plan de ces propositions présentait toujours un caractère bidimensionnel. L’utilisation de formes rigoureusement géométriques permettait l’esquisse d’un langage schématique et la mise en évidence d’un parti-pris.

 

Mes premières réalisations scellant ce pacte furent deux carrés de pigment pur. Le premier sur un fond blanc. Le second sur un fond noir. J’ai été assez étonné des incidences lumineuses que pouvait générer le contraste d’un cerne sur un même motif. Le carré bleu sur fond blanc apparaissait éteint. Le même sur fond noir présentait une extraordinaire densité.

 

J’ai commencé à noter chaque réalisation en leur attribuant un titre, une date et un numéro. Les premières recensaient tous les dérivés du pigment.

 

J’ai ensuite commencé à archiver les réactivités d’un même dérivé sur différents papiers puis les effets et les apparences des dérivés sur différents supports.

 

Ce n’est qu’à partir de la quatrième phase que j’ai étendu l’inventaire aux fractionnements géométriques, aux illusions de volumes et aux motifs scripturaux.

 

En novembre 1999, j’ai réalisé une première installation en disposant sur un sol imprégné de pigment pur des gravas de bancs en béton d’une Eglise en cours de restauration. Le pigment tamisé présentait un aspect uniforme mais, par irradiation, il modifiait la perception que l’on pouvait avoir des volumes disposés autour. Une dizaine d’années plus tard, le cycle des « ombres » s’inspirait du même principe.

 

En réalisant presque deux cents cinquante études, je tentais de dresser le premier portrait exhaustif de cette base et de ses dérivés. L’intuition consistait à diluer l’essentiel mais à ne pas le perdre de vue.

 

Des séries comme celles des « signes », des « empreintes » et des « calligraphies » m’apparaissaient encore comme des déclinaisons objectives dans la mesure où j’étais persuadé de ne pas travailler l’idée du mouvement avec une arrière-pensée expressionniste. Ce bleu n’était plus une couleur mais la base raisonnable de l’équation d’un carré en devenir.

 

Une surface à creuser.

 

Dix ans ont passé depuis la phase expérimentale. Les bleus ont explosé. Jamais ils n’ont autant claqué, ils vibrent et se répètent désormais sans qu’une fin ne semble se dessiner.

 

Mon processus visant à utiliser toujours la même base est devenu un véritable engrenage, une logique créative presque aveugle, une proximité obsessionnelle et une esthétique évidente.

 

Le bleu contient en germe le pouvoir de dessiner le voyage des autres et d’esquisser les contours d’un paysage intérieur. Le bleu réveille des désirs enfouis et se répand tel un épanchement de confidences et une surprésence sentimentale.

 

Je me défends de vouloir exprimer un sentiment. Je prétexte le pouvoir évocateur de la couleur seule. Mais malgré ma résistance, les rencontres s’émaillent souvent de réflexions poétiques dépassant les simples considérations d’usage. Je me réfugie derrière mes secrets de fabrication et je laisse vagabonder les esprits entre doute et certitude. Le bleu suscite la convoitise de l’harmonie et « le soulèvement de l’âme »(19), c’est devenu une habitude.

 

Je me suis consacré à cette couleur sans autre intention langagière que de la travailler comme un signe. Je ne revendique rien. Je peins tout en surveillant les trajectoires que prend mon fil conducteur. Je me convaincs que la plupart du temps, le bleu reste substantiellement impénétrable et totalement hermétique et que l’attrait du bonheur partagé et passager laisse toujours place à la forclusion. En surface, le bleu a ses limites. Il est difficile d’aller derrière et d’affirmer sa signification.

 

Le bleu est d’abord une familiarité intime et indescriptible, rien de plus. Le reste ne vient pas de sa béate contemplation. Chacun développe et nourrit sa propre obsession du bleu. Une impression de plénitude à l’ombre d’un olivier, un souvenir de vacances, une porte peinte, un ciel d’azur, une mer de brume, un lagon…

 

La rencontre peut s’arrêter aux limbes de l’immersion. Considéré comme une harmonie que l’on cherchera par nécessité à marier à la tonalité d’un rideau ou d’une tapisserie, le bleu demeure une apparence et le « faire » est souvent la tangente par laquelle le dialogue s’entame et se referme. Le « faire » rend le bleu opaque, il témoigne de la surface des choses et ignore le processus qui relève de « l’agir ».

 

Si le « faire » évite, l’ « agir » esquisse l’expérience permanente et pertinente de l’accident. La répétition de l’accident aura fini par écrire la mythologie personnelle d’un carré bleu.

 

La réalité de l’art est souvent étrangère à l’idée que l’on s’en fait.

 

J’ai espéré dès le point de départ que le bleu ait un fond, quand bien même ce fond serait imperceptible. La découverte d’une exposition avait profondément ancré cette notion dans mon esprit.

 

Des monochromes désespérément gris s’alignaient sur les murs d’une grande salle blanche ; il n’y avait rien d’autre.

 

A priori, il était légitime de penser qu’ils avaient été réalisés au rouleau. La première fois, je ne me suis pas attardé parce que j’avais cherché à plaquer sur cette énigme l’éventuel message de l’artiste, mais rien ne pouvait me renseigner sur leur signification.

 

Je n’ai compris qu’à l’occasion d’une nouvelle visite en constatant que la surface de chaque tableau n’était pas totalement uniforme.

 

Le gris semblait être le même mais il y avait des traces de pinceau qui apparaissaient en fonction de l’inclinaison de la lumière. Ces monochromes n’avaient pas été réalisés comme je l’imaginais.

 

J’ai su par la suite que l’artiste commençait par quadriller la surface de chaque toile en petites zones à l’aide d’un crayon et qu’il remplissait ensuite chaque carré en réalisant un mélange de valeur, autrement dit de noir et de blanc.

 

La chose m’a paru surréaliste en constatant qu’il renouvelait l’opération à chaque fois avec un degré de précision et de maîtrise suffisant pour qu’aucune franche nuance n’apparaisse.

 

Si la question de l’inévitable disparition de la mémoire était le thème de l’œuvre, l’auteur le « présentait » d’une manière magistrale. Combien d’artistes de ce genre montraient la voie ?

 

De ce bleu, il convenait de donner plus à penser qu’à regarder.

 

Certaines rencontres vous poussent parfois réellement au dernier retranchement. L’échange opère lorsque l’on ne cherche pas seulement à voir des peintures mais lorsque l’on cherche ce qui justifie leur existence.

 

Je me suis souvenu de ce moment où la fulgurance de l’éveil avait emprunté un chemin inattendu et que la révélation de ma vocation m’était apparue au détour de l’insignifiance d’un regard ordinaire. J’avais cherché sous les apparences du spectre et des strasses le détonateur d’un processus.

 

Le déclenchement invisible, imperceptible était bien là, enfoui sous les couches de la connaissance. Il agissait en creux.

 

Mon expérience du bleu n’est pas née d’une conviction mais de l’insidieuse incidence du regard vagabond et des révélations des anfractuosités enfouies de la pensée discrète.

 

Cette année, Jean-Olivier HUCLEUX présente ses « gris de plomb » dans un grand musée d’art contemporain de province. La première salle est consacrée à la série des cimetières. D’étonnantes compositions ouvrent le bal sur des dalles de granit poli égayées de fleurs en plastique très colorées. La seconde salle au même étage revisite un choix de « portraits peints en couleur ».

 

Les célébrités côtoient des personnages anonymes dont ces deux jumelles à la ressemblance troublante voire dérangeante.

 

D’une certaine manière, la présence d’HUCLEUX dans un musée d’art contemporain à la pointe de la dernière strophe en vogue étonne et les réflexions qui entourent le genre vont bon train. L’artiste a visiblement quelque chose du peintre hyperréaliste, un rien maniaque et c’est peu que de le dire, qui brosse avec une élégance léchée sans ironie le protocole et une certaine idée de la mondanité.

 

Certains peintres nous ont habitués au nouveau vocabulaire de la figuration post-post moderne et les codes de cette nouvelle-nouvelle figuration sont désespérément absents dans les « portraits peints ». L’admiration se confond avec un ricanement dans le contexte ambiant de l’art où le savoir-faire trop apparent est d’emblée suspect. A l’évidence, HUCLEUX n’appartient pas à la caste des artistes « branchés » dont le moindre coup de pinceau est déjà un signe d’appartenance et d’adhérence. Mais dans la troisième salle, la technique emporte tout.

 

Les « portraits peints au gris de plomb » confinent avec le vertige. La couleur et son lot d’idées reçues ont disparu. Les gigantesques portraits sont là, moins criards, sous les yeux hallucinés qui se télescopent …

 

Ce qui ressemble à s’y méprendre à des photographies sur de très grands formats sont en fait des dessins…L’analyse microscopique ne révèle rien, le crayonnage est invisible, la surface du papier totalement lisse et le graphisme mécanique.

 

Le dernier étage présente enfin la longue série des petites et des grandes déprogrammations. Des paysages mentaux, aux apparences abstraites se referment sur eux-mêmes dans un conglomérat croisé et enchevêtré de lignes, de codes et de numéros.

 

La perception du travail d’HUCLEUX en dit long sur les symptômes de l’œuvre apparente dont on cherche à tirer une logique narrative compréhensible.

 

La lecture oriente le sens des choses en vue d’une efficacité sélective et d’un gain de temps….Comme s’il fallait se presser de trouver la bonne voie qui conduit à l’idée acceptable de l’art.

 

L’observation de cet espace de surface ne donne rien si ce n’est le constat de la maîtrise proprement affolante d’un savoir-faire : Jean Olivier HUCLEUX agrandit de minuscules photographies en respectant une technique précise. Il ne peut travailler qu’avec des loupes pour capter chaque détail à restituer. Il est probable qu’avec le temps, il ait imprimé à sa vue des contraintes perceptives. Il se sert toujours de cette base préalable.

 

Il les agrandit d’une manière particulièrement mimétique car hormis une différence de taille, il est difficile de voir dans la reproduction une quelconque interprétation.

 

Durant un temps, la critique, pour donner un sens acceptable à cette manière de faire, proposait de voir ce transfert comme un acte de sublimation et d’appropriation subjectivée de la photographie.

 

Face au travail d’HUCLEUX, la recherche d’une esthétique soutenue et échafaudée comme un concept pouvait être une tentation, un moyen de reconstituer une certaine idée de « la beauté invisible des choses ». Mais contre cette esthétique de surface évidente proche du citationnisme se dessinaient les indices d’une préoccupation tout à fait différente.

 

La beauté invisible des choses prenait une latitude intérieure vertigineuse.

 

Les portraits d’HUCLEUX, au-delà de leur perfection et leur extraordinaire apparence de fini, avaient quelque chose de commun. Si l’artiste dépeignait à chaque fois des personnages différents, ils étaient aussi et paradoxalement les mêmes.

 

Ils étaient, au-delà de ce qu’ils incarnaient, une obsession inlassablement répétée. La facture totalement mécanique, l’imperceptibilité du coup de crayon faisaient glisser ces portraits d’une évocation psychologique à une sorte de performance et au final, une seule chose demeurait et anéantissait tout le reste ; Le seul fait de peindre, encore et encore et au-delà du sujet.

 

Je me suis persuadé qu’HUCLEUX peignait sans distanciation critique, que l’acte de peindre était chez lui semblable à une fonction vitale, à une véritable respiration. Il confiait dans un entretien qu’il percevait le monde extérieur comme une sorte de « désordre » et que seul le geste pictural mécanique et programmé lui permettait de donner corps à sa propre cohérence et à sa propre compréhension de la vie.

 

L’utilisation du « gris de plomb » indiquant la progression de chaque dessin, infime et imperceptible, ne pouvait que me renvoyer à l’acuité d’un temps devenu insupportable.

 

Le décalage entre chaque portrait réalisé et l’intérêt qu’HUCLEUX manifestait pour leur histoire et leur personnalité était abyssal. HUCLEUX ne voulait y voir que « l’épiphanie » d’un gris disposé dans l’ordre le plus extrême…

 

L’artiste révélait ainsi sa propre voix, son sens singulier de la réalité. L’apparence haute en couleur des œuvres s’effaçait progressivement devant l’extraordinaire apparition de leur véritable essence…

 

Le bleu n’était déjà plus une apparence esthétique, il m’avait pénétré les entrailles. Il était devenu un « gris de plomb », la métaphore encore floue de ce que je commençais à entrevoir.

 

Comme je l’ai déjà évoqué, ce bleu initialement observé se présentait comme un dédoublement, presque une dialectique, une phénoménologie de la matière oscillant entre une surface et une profondeur, une opacité et une transparence. L’accumulation du pigment opaque engendrait lui-même de la lumière. En fonction du point de vue choisi, il était possible de voir en même temps la densité du pigment et sa phosphorescence. A hauteur de la cuve, n’apparaissait que la lumière. La vision en plan ou en périphérie l’anéantissait.

 

Les expériences que j’avais menées jusqu’alors révélaient une insuffisance.

 

Il fallait que je cherche une traduction plus évidente du passage d’un état de la matière à un autre, et dans mon cas, à l’état de lumière.

 

Il me semblait en effet que les variations obtenues sur la base d’un même pigment n’étaient pas à proprement parler des transformations substantielles mais bien plus des démultiplications en surface.

 

D’une certaine manière, il fallait que je transcende le bleu, que je le transfigure. Il manquait aux expériences d’atelier et au principe de cette multiplication horizontale de l’équation une dimension plus palpable de profondeur.

 

Le projet de poursuivre dans cette voie devait trouver un écho significatif avec la vision des « Pierres d’olive » de J. BEUYS.

 

Cinq blocs en grès très massifs disposés en croix rythmaient l’intérieur vide d’une salle évoquant une chapelle ou une chambre vénitienne. Une forte odeur âcre et enivrante inondait l’espace.

 

Un liquide dense, verdâtre et stagnant s’étalait sur la surface légèrement renfoncée de chaque pierre et dessinait un miroir immaculé qui se dissipait imperceptiblement à mesure que la pierre l’absorbait. Le liquide se répandait sur le sol esquissant des reflets qui multipliaient les points de vue.

 

L’huile d’olive avait suinté dans les entrailles même de la matière. La pierre poreuse en était imbibée telle une éponge gorgée d’eau. Plusieurs fois par jour, une personne déversait, en observant un certain rituel, une quantité supplémentaire du liquide sirupeux et translucide déjà purifié.

 

Par ce procédé, par ce mécanisme naturel lent et étrange de maturation, les pierres servaient au moyen-âge à raffiner l’huile d’olive vierge. L’huile récupérée par des goulets était déposée sur la partie supérieure plane autant de fois qu’il était nécessaire pour parvenir à une purification aboutie.

 

La philosophie et la personnalité de l’artiste suffisaient à éclaircir la symbolique qui était donnée à la reproduction de ce geste d’antan.

 

L’installation condensait des significations et des thèmes traversant toute l’œuvre de BEUYS, dont l’idée forte de purification spirituelle.

 

Ces vasques, à l’origine, étaient des blocs lourds, à l’état pur, produits par la main de l’homme pour transformer les aliments. Elles étaient donc fondamentales à la vie.

 

Pour BEUYS, la transformation des éléments est la métaphore d’une transformation de la société, une quête pour atteindre « une qualité supérieure qui pourrait être appliquée au domaine spirituel ». La notion essentielle de passage se noue dans un contraste entre la matérialité chaotique, fluide et active de l’huile et la forme ordonnée froide et cristalline de la pierre.

 

Leur réunion symbolise le vœu de BEUYS de combler l’abîme entre deux mondes, jusqu’à présent antagonistes, en vue d’une réconciliation.

 

De la matière à l’esprit, de l’ombre à la lumière, l’œuvre opère comme une clarification de la source et un retour à la lettre, comme un nécessaire questionnement sur un sens à donner à l’accomplissement.

 

Expérience mystique de la naissance ou de la renaissance et du passage, les vasques de BEUYS semblaient incarner la synthèse des différents états de la matière et l’essence même du phénomène de la décantation.

 

Décantation : Action de décanter, de laver. Action de séparer par gravité un liquide des matières qu’il contient en suspension et qu’on laisse déposer. Action de clarifier et d’épurer. « Décanter ses idées » : Se donner un temps de réflexion pour mieux comprendre.

 

Considérée autrement, la décantation de l’idée renvoyait au mot, au texte, au mûrissement de la connaissance. Mais désormais, elle était indissociable du geste quasi prophétique de BEUYS, harmonie entre deux composants essentiels de l’homme ; le sensible et l’intelligible, ultime point d’équilibre parfait entre raison et expérience.

 

Démonstration magistrale de la disparition de toutes choses de la vie immergées qu’elles sont dans un tout.

 

Ces vasques reliaient tous les âges de l’humanité à travers la répétition d’un même geste inscrit dans le temps. Elles reliaient l’histoire dans toutes ses latitudes et par incidence, il s’en dégageait un gigantesque sentiment à la fois de plénitude et de finitude.

 

Intuitivement, un ensemble d’actions et de valeurs associé à « un objet » apportait un champ de possibilités insoupçonnées en prolongeant l’interprétation de l’œuvre de BEUYS : La permanence et la transmission de la connaissance et du savoir, l’acte de lecture, d’écriture, de méditation ; Toutes ces actions, toutes ces valeurs s’incarnaient dans le livre.

 

L’objet en lui-même semblait contenir cette densité significative hautement élaborée. L’ardente métaphore n’était pas seulement théorisée, elle était rendue, par la présence de ces « filtres », bien visible d’autant que certains livres volumineux et abîmés par le temps présentaient une ressemblance formelle troublante avec ces vasques. Le concept prenait corps dans et par cette matérialisation.

 

Dans mon esprit, cette même sensation de vertige et d’intensité se reproduisait devant d’interminables rayonnages de livres, un étalage de savoir à n’en plus finir qui dessinait une histoire en creux et la possibilité ubuesque d’un ordonnancement.

 

Le livre ne m’apparaissait plus dans sa singularité douloureuse mais dans sa masse, comme autant de filtres propres à diagnostiquer le sens des choses. Comme une prise, une emprise abyssale avec la réalité, la réalité des autres éveillant une conscience absolument nouvelle ; le livre se chargeait d’un sens qui pouvait sembler totalement aberrant.

 

Il devenait une étrangeté que l’on observe plus qu’on ne lit, une sorte de réceptacle manifeste et latent du temps. Comme si l’observateur s’observait lire, le temps relatif de la lecture s’effaçait face à la chorégraphie des pages qui défilent.

 

Depuis quelques mois, j’étais incapable de lire et d’ouvrir même le moindre livre.

 

Je me devais d’en faire le terrain d’investigation de mes préoccupations du moment ; le rompre, le tordre, l’imbiber progressivement de l’objectivité du carré et de l’expérience du bleu, presser le précieux contenu, fruit de la pensée pour le faire sortir de son état « d’objet de rayonnage décoratif », en finir avec une manipulation habituelle qui avait fini par me donner la nausée.

 

Dans un coin de mon atelier, une cuve contenait les restes d’un liquide dans lequel macérait un mélange de pigment devenu inqualifiable. Il devenait tentant de constater ce que « cette encre » produirait sur du papier.

 

Le mélange était trop gras et son odeur difficilement soutenable. Après quelques lettres esquissées dans les marges, le livre a fini dans la cuve.

 

Le bleu actif envahissait progressivement la surface avant de se répandre à l’intérieur. Une à une, les pages s’obscurcissaient faisant disparaître chaque mot. L’ouvrage flottait, gorgé à cœur puant littéralement la soude. Il commençait déjà à se décomposer et il devenait urgent de l’en extraire.

 

Le lendemain, sous l’effet de la chaleur, le livre ressemblait à une briquette étriquée impossible à ouvrir. Désormais, il avait ceci de fascinant qu’il était devenu une espèce d’objet hybride. La veille, comme n’importe quel ouvrage, son contenu devait générer un flux de sentiments et d’émotions. La veille, il était encore un livre.

 

Désormais, il existait d’abord comme enveloppe, comme support d’un contenu devenu inaccessible, comme véritable matérialité constituée par le fait d’une transformation. Le livre ne pouvait plus être ouvert, il ne pouvait plus être lu. Il oscillait entre activation et extinction d’une certaine idée de la mémoire et du souvenir. Il ne m’a jamais autant parlé que ce jour là.

 

Le geste pouvait être répété indéfiniment. J’ai commencé par me constituer une bibliothèque dans laquelle je rangeais des livres dont j’avais pris soin d’enlever la couverture avant de les ficeler un par un. Inconsciemment, j’éprouvais le besoin de les rendre anonymes. J’ai ensuite réalisé de véritables vasques en béton remplies de dérivés chimiques de pigment bleu dont certains contenaient de l’acide.

 

Chaque livre devenait une attente, un compte à rebours, une disparition programmée.

 

« La mort bleu outremer »

 

Comme une mécanique en marche, je me suis mis à « décanter » tous les ouvrages qui me tombaient sous la main sans me soucier de leur contenu. L’opération pouvait se renouveler plusieurs fois. Les livres passaient de bain en bain totalement ou partiellement.

 

Pavés aux angles indécis, comprimés par les ligatures fondues dans la substance, les livres révélaient un autre récit.

 

Pour ses composants mêmes, chargé de cette densité intime, le livre est à l’origine du cycle des compositions peintes.

 

Mes premières ébauches ont été réalisées sur la base de cette stricte matérialité, combinant mélanges de bleus, feuilles décantées, résidus de matière, teintes dégradées et multipliées au contact du papier, formant d’innombrables nuances.

 

Les premières compositions opaques s’inspiraient des nombreuses études réalisées durant la phase expérimentale, variations abstraites oscillant entre élaboration d’une calligraphie et esquisse d’un minimalisme de la matière.

 

La reconstitution d’un carré déposé sur un cerne noir ou blanc plus large évoquait formellement l’amplitude variable de l’objet détourné ; Un compromis entre la verticalité du rectangle du livre fermé et l’horizontalité du livre ouvert.

 

Si les investigations matiéristes autour des « variations au bleu(s) et aux feuilles de livres décantés » étaient innombrables, l’espace des recompositions se réduisait à la centralité d’un carré.

 

Beaucoup d’hypothèses de travail sont restées à l’époque, faute de temps, à l’état de projets dont la série des « cendres » réalisée à partir de livres brûlés dont les premières études dessinaient la possibilité de compositions plus monumentales.

 

En fonction des mélanges, la dégradation plus ou moins prononcée des feuilles de livres faisait aussi apparaître un dessin alphabétique. La combinaison des feuilles grignotées permettait d’associer ce qui ressemblait à des caractères conçus à partir de formes fragmentées, une sorte d’alphabet, une succession de signes aléatoires, la trame d’un livre illisible. (7)

 

La seconde grande déclinaison de ce processus associant systématiquement le carré bleu à la matérialité du livre consistait à reproduire une série de vasques et à rendre apparent le phénomène même de la décantation sous forme d’installation. J’ai commencé cette série en reproduisant le dispositif des « pierres d’olives ». 

 

J’ai soudé des livres, page après page, avant de les évider avec des lames de scalpel ou de rasoir de manière à former des vasques. Dans un second temps, Je déversais dans chaque creux, dont la profondeur pouvait varier, des dérivés liquides de bleu pour les faire suinter à travers la matière.

 

A différentes phases de l’évolution de mon processus, pour des raisons plus ou moins obscures, j’ai répété ce geste et reproduit régulièrement de nombreuses variations de « livres-vasques » en respectant un même procédé.

 

Entailler, éventrer des ouvrages dont la couverture pouvait avoir l’épaisseur d’une carcasse.

 

Transpercer une matière dure par l’insistance de la découpe d’une lame crue et vive utilisée comme un pinceau, tenue à bout de doigts ensanglantés.

 

Comme un rituel orchestré, mes pensées se mêlaient aux notes devenues rouges pour décupler la conscience de mon geste. A chaque action, je repensais à l’œuvre de Gina PANE, à ce qui, durant longtemps, était resté totalement inaccessible à ma raison ; l’épreuve du corps.

 

Les livres décantés étaient dès lors utilisés en bloc, dans leur masse, orchestrant dans l’espace des propositions élargies.

 

La série des « Symphonies » et des « Cultures de livres en couveuse » apparaissait comme une manipulation plus ou moins explicite de la visibilité du livre considéré comme objet pratique, le détournement de son apparence et une mise en abîme de sa fonctionnalité.

 

Les livres décantés pouvaient être transformés en notes de musique, distillés, brodés, conservés dans du sel, scellés dans des cocons de coton ou de ciment, empilés jusqu’à former des murs. Le livre pouvait devenir la métaphore du passage, du filtre à travers lequel suinte un même baume.

 

Les premières installations s’orchestraient autour d’une chaise dont le dossier était percé d’une dalle de verre bleue.

 

Siège de la partition ou lieu de la pensée, la chaise avait pour vocation de suggérer la réversibilité du temps et de sa conscience et encore de personnifier, peut-être par l’absence, cette répétition. La transparence obtenue permettait de renforcer, à mon sens, la mnésie de chaque geste d’opacification du livre et ce souci de restituer visuellement l’idée du passage.(8)

 

Toutes les réalisations de cette période étaient sous tendues par une thématique proche de l’archéologie. Je reconstruisais avec des moyens nouveaux ce que j’avais détruit.

 

Je me suis souvenu que juste avant d’avoir décanté mon premier livre, j’avais griffonné quelques notes dans la marge, chose que je faisais toujours lorsque j’avais à étudier des textes au point de les souiller définitivement et même pour certains de les rendre quasiment illisibles. Un temps révolu semblait être remonté à ce moment à la surface.

 

Je me suis mis, un jour, à réécrire des livres avec mes encres sur des feuilles blanches volantes et à les disposer au sol les unes à coté des autres.

 

Comme introspection d’une mémoire floue ou psychanalyse absurde, les premières « réécritures manuscrites », confrontées aux décantations d’ouvrages, révélaient la nature hybride de l’objet de mon questionnement.

 

Le livre était vu dans sa globalité, comme une sorte d’état second, une réponse parcellaire à l’effet du temps sur l’esprit, un détournement du sens que l’on attribue ordinairement au fait de lire et d’écrire, de se souvenir et d’oublier.

 

Le livre, ainsi révélé, se libérait de ses carcans. L’acte d’écriture mécanique opérait comme un éclatement de sa surface et une dissection de sa profondeur. Les mots ouverts le déchargeaient de sa densité matiériste et opaque.

 

Le liquide de décantation destiné à immerger les livres servait en même temps d’encre permettant leur réécriture. L’ouvrage pouvait être détruit, il en restait une trace fragile, une empreinte de l’oubli.

 

« Le précis de décomposition » de CIORAN fut le premier ouvrage à être entièrement réécrit à la main avec une plume d’un autre âge avant d’être décanté.

 

L’opération ressembla à une véritable performance.

 

Le contenu actif de l’encre me rongeait le bout des doigts lorsque je me concentrais trop longtemps sur l’exercice. Malgré mon application, elle suintait sur le papier rendant la calligraphie illisible par endroit.

 

La genèse de l’acte trouva deux prolongements : Un court métrage mettant en scène l’acte d’écriture avant, pendant et après la pluie et un cycle en marge, figuratif, consistant à faire apparaître par la réécriture de ses œuvres le portrait de S. BECKETT. Il existe à ce jour quatre variations du portrait et la série prendra fin lorsque tous ses ouvrages auront été ainsi réécrits. A terme, cette voie singulière se refermera sur elle-même. Pour ne pas diluer le sens particulier de cette déclinaison, je n’ai pas renouvelé l’opération avec le portrait d’un autre écrivain.

 

Ce choix de compartimenter les déclinaisons devait marquer la logique du processus à venir. Chaque « manière » de décliner l’équation devait s’apparenter à un seul ouvrage, ou du moins un seul extrait, un seul esprit, une seule pensée.

 

Toutes ses expériences orphelines et certainement introspectives de la culpabilité d’avoir éprouvé le dégoût de la lecture ont eu le mérite d’extraire la variable bleue de la fonction opacifiante qu’elle avait jusqu’alors.

 

A partir des réécritures manuscrites, les livres ont pu être réouverts ; Une thérapie par l’épreuve, presque douloureuse, mais qui apparaissait comme un autre moyen de se concentrer sur un essentiel ; le choix du livre.

 

Jusqu’alors, il m’était arrivé de lire des dizaines d’ouvrages par pure convention, parce qu’un programme universitaire l’exigeait. Les mots avaient perdu tout leur sens, toute leur saveur et toute leur substance. Le premier règlement de compte avec ce passé fut de broder sur un torchon de cuisine ,telle une grand-mère, un extrait significatif du « Principe de raison » de Martin HEIDEGGER avant de le réduire à l’état de confiture en le scellant définitivement dans un bocal rempli d’acide chlorhydrique.

 

« En toute circonstance, nous utilisons le principe de raison, nous nous y conformons, il est notre bâton et notre appui, mais en même temps, à peine pensons- nous à lui pour rechercher son sens le plus propre, qu’il nous précipite dans un abîme sans fond. »(9)

 

L’expérience des réécritures manuscrites élargissait l’équation à l’acuité alchimique du contenu des ouvrages eux-mêmes, aux possibilités d’en révéler l’essence par la valeur bleue.

 

Le livre, jusqu’alors, avait servi de filtre aux dérivés bleus. Pour la première fois, ces derniers en constituaient à leur tour le révélateur.

 

Pour respecter la logique de l’équation et le choix d’une économie de moyens plastiques, le livre devait être exploité dans toutes ses latitudes, comme contenant mais aussi contenu.

 

Jusqu’alors, les compositions sur toile ou sur papier intégraient nécessairement et essentiellement des résidus de feuilles de livres comme support des dérivés bleus. L’équation s’est solidifiée le jour où j’ai pris conscience que le bleu seul pouvait tout autant constituer la trame des œuvres à venir.

 

Le livre devenait non plus seulement fondation mais toit de ma peinture.

 

A défaut de m’en convaincre, il aurait fallu renoncer. Je ne pouvais décemment me résoudre à absoudre le sens émergeant des travaux que j’avais réalisés jusqu’alors. Je prenais conscience que ma démarche s’inscrivait dans le temps et que la mémoire de cette écriture m’obligerait à une rigueur processuelle et à des recherches permanentes.

 

Le vertige de l’enfermement me poussait dans un tourbillon dans lequel j’aurais à lutter en permanence.

 

Contre les tentations de la couleur susceptibles de libérer le bleu de son enfermement, la révélation des « bleus / lumière » est venue balayer toutes les incertitudes passagères liées à l’étroitesse de l’équation.

 

Les recherches poursuivies m’ont permis de découvrir qu’un composé du pigment était très certainement à l’origine de sa phosphorescence.

 

Ce constat a servi de base à la découverte de nouveaux liants permettant de fixer et de stabiliser le pigment sur des supports translucides et surtout de tenter d’en étudier les possibilités de transparence. Après de nombreux essais, les expériences se sont révélées concluantes.

 

Il était possible de fixer d’une manière durable le pigment sur du verre grâce à un liant particulier sans en altérer la densité.

 

Cette recherche sur la transparence et plus précisément sur la translucidité d’un matériau s’inscrivait dans une même logique de démultiplication horizontale mais les incidences de l’expérience modifiaient radicalement les enjeux du processus.

 

L’acte permettant de « reproduire » cette alchimie profonde, véritablement structurelle et permanente de la vision des états du bleu n’est pas venu de la possibilité de « voir à travers » mais « d’entrevoir dans ».

 

L’utilisation de fragments de livres soigneusement récupérés avait dessiné le préambule très contenu d’un alphabet bleu.

 

Si les réécritures et les portraits manuscrits, les broderies, les cultures de livres constituaient des orientations nouvelles, les variations lumineuses dépassaient cette simple introspection des propriétés à la fois concrètes et symboliques du bleu. Elles constituaient un autre état possible de l’équation, une extension à la fois sémantique et formelle du dessin initial. La notion de profondeur devenait une réalité conférant à la poétique du bleu la consistance qu’appelait G. BACHELARD de ses vœux dans « l’air et les songes ». Le bleu habité devenait « un souffle ».

 

Il prenait corps dans la démesure de sa projection, sortant de sa condition seconde pour devenir une sensibilité charnelle.

 

Face à la révélation euphorisante de ce vertige, j’ai commencé par insérer des fragments de réécritures manuscrites dans des compositions peintes en les sertissant sous des plaques de verre étirées par un mélange translucide bleu. La calligraphie n’était pas lisible mais faisait apparaître des contrastes et des vibrations scripturales en arrière-plan.

 

Outre les résidus opaques de feuilles de livres qui étaient désormais collés sur des plaques de verre par endroit, les transparences et les reflets permettaient des contrastes plus puissants qu’auparavant.

 

Les compositions de cette époque commençaient par recenser en les associant sur un même support tous les bleus que j’avais obtenus préalablement jusqu’aux plus récents ; des plus sombres au plus lumineux, des plus lisses aux plus granuleux.

 

Certaines réalisations tendaient vers la monochromie n’incluant que de minuscules résidus de papier, d’autres s’avéraient plus baroques, chargées de multiples vibrations. Les bleus s’exacerbaient mais ils restaient contenus dans le périmètre d’un carré délimité par une marge neutre généralement blanche.(10)

 

J’ai ensuite largement travaillé sur des variations possibles en m’inspirant de certaines œuvres comme les hommages aux carrés d’ALBERS en fractionnant le motif sur de grandes feuilles de verre, en jouant sur des phénomènes de perception optique, de décentrage, d’asymétrie….

 

En expérimentant et en associant toutes ses variations, je progressais dans la recherche de nouvelles formes associées à des bleus de plus en plus changeants en fonction du choix de nouveaux supports.

 

La palette était infinie ; chaque bleu, en fonction d’un mélange, d’une forme dérivée du carré, d’un support, d’une amplitude et d’un fond, différait du précédent, ne renvoyant qu’à lui-même.

 

Le projet des premières « Écritures de lumières », en prolongeant le cycle des « Alphabets », renouvelait la genèse de mon procédé de recomposition des livres par substitution de la lumière à la matérialité du papier et au graphisme de la lettre.

 

De grandes plaques de verre, juxtaposées par deux, tel un livre ouvert, laissaient apparaître, dans une matière noire épaisse, une multitude de fragments bleus par transparence. Pour la première fois, la matérialité du papier du livre avait disparu.

 

Je prenais conscience que chaque bleu renfermait sa propre signification et son propre langage.

 

Chaque bleu était désormais susceptible d’être associé à des mots, à des extraits de textes ou à un récit. Chaque bleu portait en lui le germe d’une transfiguration de la lettre.

 

Un extrait de « Matière et mémoire » d’H. BERGSON fut le premier texte à ne pas être réécrit, brodé, décanté ou disséqué mais pressenti comme le signe strict d’une tonalité bleue. La lecture de l’intégralité de l’ouvrage présentait une certaine complexité. La prétention de l’illustrer dans sa globalité revenait au mieux à le paraphraser maladroitement et incomplètement.

 

Un extrait du texte, en revanche, semblait significatif de l’esprit de l’ouvrage et présentait surtout l’intuition d’une « dimension plastique ».

 

«  Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore ; et quand nous le pensons comme existant, il est déjà passé.

 

Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat.

 

Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé.

 

Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire.

 

Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.

 

La conscience éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre. Uniquement préoccupée de déterminer ainsi un avenir indéterminé, elle pourra répandre un peu de sa lumière sur ceux de nos états plus reculés dans le passé qui s’organiseraient utilement avec notre état présent, c'est-à-dire avec notre passé immédiat ; le reste demeure obscur ».(11)

 

BERGSON semble commander lui-même la quête d’une visualisation possible des états du temps. L’extrait s’offrait comme une image ouverte. Entre lumière et mémoire.

 

L’artiste italien Michelangelo PISTOLETTO avait utilisé dans une de ses œuvres des miroirs sur lesquels apparaissaient des personnages en surimpression, grandeur nature. Les miroirs étaient disposés en frontalité sur différents murs, touchant le sol.

 

La présence plus ou moins importante de visiteurs venait perturber l’immobilité d’un étrange arrêt sur image. Seul le mouvement permettait de différencier les présences réelles des représentations.

 

L’installation ressemblait à un jeu et l’ouvrage de BERGSON, quelques années après me replongeait dans l’acuité de ces instants vécus. La perception perturbée renvoyait à cette appréhension de l’espace. Le mouvement suggérait des failles temporelles dans la perception de soi et des autres.

 

Je retrouvais cette même potentialité du miroir en repensant à une installation vidéo de l’artiste américain Robert MORRIS dans laquelle on pouvait l’observer dans une première prise de vue se déplaçant dans la nature en tenant une grande plaque entre ses mains. Sur un autre écran, situé en face, défilait un documentaire silencieux en noir et blanc sur l’histoire de la déportation.

 

L’utilisation du miroir, comme métaphore de l’évocation du temps, de la mémoire, de la conscience et de ses signifiants, me semblait encore une fois d’une extraordinaire pertinence.

 

Outre des potentialités de dérèglement de la perception optique, le miroir est une surface parfaitement réfléchissante sensible aux jeux de lumière.

 

Un miroir peut être partiellement dépoli par l’arrière, grâce à des acides ce qui lui redonne une transparence. Il devient possible de peindre au dos du miroir et de faire apparaître un motif visible de face. En la circonstance, un carré bleu translucide. Le témoin se regardant dans le miroir aura alors le sentiment que le dérivé bleu est fixé sur la surface apparente.

 

Si le miroir est éclairé frontalement en oblique, il projette un trapèze de lumière à 90 degrés sur le sol. La partie dépolie dessine alors un espace sombre qui correspond à la partie peinte. L’effet produit me semblait assez révélateur de ce passage quasi simultané de la lumière à l’obscurité comme symptôme du temps qui passe.

 

Le tracé à la craie noire du périmètre de la projection de lumière observée sur le sol permettait d’en conserver la trace.

 

Un miroir partiellement dépoli peut également être modifié en surface grâce aux mêmes procédés chimiques venant cette fois agresser le teint.

 

En recouvrant la surface rendue hétérogène du miroir par un mélange translucide de pigment, on peut obtenir des effets d’inversion optique simultanés, reflétant par endroit et absorbant à d’autres.(12)

 

Il me semblait désormais envisageable de réfléchir aux possibilités de traduire encore et à chaque fois autrement, par ce qui constituait désormais mon propre langage, la compréhension que je pouvais dégager de certains textes.

 

Après m’être essayé sur certains poèmes aux accents oniriques prononcés ou sur des extraits puisés dans différents genres, je me suis passionné pour un essai d’esthétique consacré au mécanisme de « l’Ut pictura ita visio ».

 

S’appuyant sur des considérations esthétiques et philosophiques définies à partir de la Renaissance, Svetlana ALPERS, dans « l’art de dépeindre », réactualise l’identité de la peinture des pays du nord pour l’opposer à la tradition des pays du sud.

 

L’auteur, consacrant de nombreux chapitres à une analyse comparée des tableaux de VERMEER, apporte des données essentielles et largement ignorées jusqu’alors. Insistant sur l’intérêt des hollandais pour les sciences de l’optique, S. ALPERS s’attache à décrire le principe de « l’ut pictura ita visio » comme substance et sujet même de certaines œuvres du peintre comme la fameuse « Allégorie de la peinture ».

 

Dans ce tableau, on peut observer un peintre de dos, assis devant son chevalet, entamant la peinture de l’esquisse de la muse de l’histoire qui se trouve représentée en second plan en train de poser.

 

L’énigme de l’œuvre se focalise d’emblée sur cette scène qui apparaît à la fois comme centre thématique et pictural. Convoquant les attributs ordinaires de son style ; tentures épaisses, fenêtre ouverte et aveugle d’où provient une source de lumière, mobilier tenant le spectateur à distance de la composition, VERMEER dresse le portrait d’une activité du quotidien se confondant avec la suspension du temps.

 

VERMEER dresse encore le portrait de cette acuité de la chose vue soulignée par l’attention du regard.

 

Toutes les œuvres de VERMEER, de « la laitière » à « l’astronome », de « la dentellière » à « la femme à la balance » mettent en scène d’une manière récurrente ces mêmes thèmes qui relèvent plus du pictural que du narratif.

 

En s’intéressant à un détail de « l’allégorie de la peinture », qui anime l’espace et le redessine d’une manière surréaliste, l’auteur affirme que Vermeer est plus un peintre de la matière que du sentiment.

 

Au fond du tableau, à peine coupée par le lustre et le vêtement de la muse, figure une carte retraçant la situation des Provinces Unies avant qu’elles ne se proclament indépendantes en 1648.

 

La lecture allégorique de l’œuvre comme célébration de l’Histoire de l’indépendance hollandaise est perturbée par ce choix de VERMEER.

 

S. ALPERS ne s’éternise pas sur cette anomalie interprétative, en définitive bien peut signifiante, face à l’objectivité du détail lui-même. L’auteur ne va pas s’intéresser seulement et exclusivement à la signification de la carte mais d’abord à sa simple présence plastique.

 

La carte est si bien peinte qu’on croirait être devant la carte elle-même. VERMEER s’est employé, avec la patience chinoise qu’on lui connaît, à restituer les composés mêmes de l’objet jusqu’aux apparences volumétriques de la gravure.

 

Un tel souci de « restitution » fait passer la carte d’élément jugé jusqu’alors accessoire à donnée essentielle.

 

Le pourquoi de sa présence s’efface devant le comment. Sur les bandeaux noirs qui la cernent figure une inscription lisible : « Nova Descriptio » que l’on pourrait traduire par « Nouvelle description de l’univers » comme si VERMEER se rendait témoin des traces d’une vision humaniste en marge des préceptes définis habituellement.

 

A la chose écrite, « Ut pictura poesis », fondant très largement la source de la peinture italienne depuis la Renaissance, S. ALPERS oppose la chose vue, « l’ut pictura ita visio », cette relativité de l’œil induisant une autre conscience de l’existence que l’on observe déjà au XV° siècle dans un tableau de Jan VAN EYCK, « Les époux Arnolfini ».

 

Littéralement, « Ut pictura ita visio » pourrait se traduire de la manière suivante : L’œil est déjà un acte de représentation. DESCARTES, dans « la dioptrique » observe une vision à travers un œil de bœuf frais placé dans la découpe d’une porte.

 

A un point fixe, l’image observée se stabilise et apparaît ainsi comme une projection semblable à l’essence même d’une peinture.

 

Un phénomène optique du même ordre s’observait dans une chambre noire où l’image du réel venait se projeter à l’envers. Il suffisait au peintre de pénétrer à l’intérieur et de reproduire les traits contrastés sur une feuille de papier.

 

« L’ut pictura ita visio » définit l’identité de la peinture qui s’en inspire comme un vertige et une nouvelle manière de peindre, comme une allégorie d’elle-même…

 

Ce que certains n’hésiteront pas à baptiser « prémices parmi d’autres à la peinture moderne ».

 

La même approche pourrait être esquissée en observant le miroir frontal qui tapisse l’arrière-plan du certificat de mariage des « époux Arnolfini » de VAN EYCK dans lequel les protagonistes de l’événement apparaissent miniaturisés.

 

Déclinée encore dans des natures mortes de l’école hollandaise, les fruits décortiqués de W. HEDA et W. KALF répondent à un désir de « voir plus », au vœu d’aller au-delà de l’enveloppe des choses, à la substance même d’une matérialité.

 

Jeux de reflets, illusion de réalité, vertige du réel, dialectique confondue de la chose et de sa surface, toute cette exploration commandait une seconde utilisation singulière du miroir.

 

Toutes les études que j’avais pu réaliser sur ce matériau offraient des possibilités nouvelles.

 

Dans le cas d’H. BERGSON, le miroir était manipulé de manière à suggérer une évocation du temps et de la mémoire. Dans le cas de « l’ut pictura ita visio », il devait illustrer cette métaphore vertigineuse de la relativité de la vue.

 

Une expérience m’avait conduit quelque temps auparavant à déposer un petit morceau rectangulaire de miroir sur l’assise d’une chaise. Un carré de verre bleu inséré dans le dossier s’y reflétait déformé.

 

Dans l’obscurité de l’atelier, rien ne se produisait, le pavé de verre bleu étant éteint, le reflet l’était aussi. Mais lorsque la chaise fut déposée dos à une fenêtre, la lumière du jour venant frapper abruptement sur le verre, un effet déconcertant se produisit.

 

Le carré reflété dans le miroir n’avait ni la même teinte ni le même aspect que le bleu-source. Il était nettement plus irradié de lumière et révélait la substance même du verre.

 

Étaient-ce les composants du miroir qui phagocytaient certaines ondes ? L’expérience coïncidait avec certaines révélations propres au mystère de l’œil telles que pouvait les décrire ALPERS dans son ouvrage.

 

Une première étude consista à relever le miroir et à reproduire sur le même médium la déformation de l’image réfléchie au point de la perspective la plus centrée correspondant à un point de vue unique.

 

Il fallait opérer tel un diaphragme pour fixer l’empreinte grâce à des calques opacifiant la partie du miroir qui ne contenait pas de bleu. L’acte mettait en évidence la fragilité et la volatilité du reflet et les possibilités de le fixer au-delà de la surface.

 

Cette première proposition reproduisait la méthode permettant de figer sur le papier les images inversées projetées à l’intérieur d’une chambre noire. Un dérivé bleu permettait de redessiner les multiples reflets sur la surface du miroir. Au XVII° siècle, on invitait les peintres non seulement à graver les images vues en surface à travers des filtres, mais plus encore à restituer la profondeur de l’image plane.

 

Le même mélange de bleu, déposé cette fois au dos du miroir, après dépolissage, restituait une vision intérieure et non plus seulement extérieure. La finalité du travail consistait à reproduire l’illusion de matière de ce qui n’était qu’un reflet, de lui prêter une durée et une consistance inaltérable, à l’image de ce que fit VERMEER de cette carte.

 

Prolongeant ces orientations sur la tonalité de textes susceptibles d’être interprétés par une variable bleue, le choix d’ouvrages traitant explicitement de cette couleur s’imposait comme une évidence.

 

Le catalogue de N. CHARLET, « Bleu », présentait l’immense avantage d’en dresser une liste à peu près exhaustive.

 

Le recueil de nouvelles de J. M. MAULPOIX, « Une histoire de bleu », fut par exemple l’occasion d’approfondir et de donner sens à toutes les variables chromatiques et scripturales du pigment.

 

Les latitudes spectrales du bleu prenaient une résonance significative face au chapitre particulier du « marchand de couleurs ».

 

Toute la série des « bleus / couleur » qui jusqu’alors n’était utilisée que pour rehausser la dureté de certaines tonalités sombres trouvait dans ce cycle la possibilité d’une émancipation.

 

« Le bleu ne fait pas de bruit. C’est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune et le rouge, mais qui l’attire à soi, l’apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu’en elle il s’enfonce et se noie sans se rendre compte de rien…

 

Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux. »(13)

 

Certaines compositions me sont apparues comme d’immédiates évidences, comme des peintures qui ressembleraient à des lectures. Une sorte de vision soudaine des mots dont la traduction par l’image apparaîtrait d’elle-même.

 

« La substance du ciel est d’une tendresse étrange. L’azur, certains soirs, a des soins de vieil or. Le paysage est une icône.

 

Il semble qu’au soleil couchant le ciel qui se craquelle se reprenne un instant à croire à son bleu…Le mystère se déplace d’un coin de l’horizon à l’autre…On ne saurait décrire la matière de ce moment ; ce serait comme une conversation murmurée de la lumière avec l’obscurité. »(14)

 

Le « marchand de couleurs » de MAULPOIX révélait toutes les nuances des bleus oxydés arborant désormais un voile coloré glissant avec le « regard bleu » vers une pure vibration et un craquellement de la matière.

 

Le bleu désormais, sous l’égide d’un regard onirique, révélait des potentialités très expressives. Les textes de cette nature allaient conduire à l’inextricable logique de l’étiolement.

 

Du « voyage dans le bleu », il ne restait rien hormis les bribes d’une évocation du rêve ouvrant à toutes les latitudes et à toute la liberté imaginative. Pourtant, face à l’énigme de l’ouvrage introuvable, le voyage s’est refermé sur les strictes limites d’un carré dont l’or des acides et des oxydes venait faire vaciller les frontières. La simplicité de l’intention fut une respiration.

 

« Et nous grandirons pourtant, nous hissant plus haut, dans un mélange de ciel émaillé bleu profond et d’étoiles bordées de soies d’or. » (15)

 

Une naissance est annoncée.

 

Après la lente maturation du dessein répété comme un rythme cardiaque des « échographies bleues » devait surgir l’explosion frénétique et incontrôlable du « Mouvement de l’éveil » et les premiers signes d’une émancipation de la rigidité de la ligne.

 

Le texte s’offre comme un débordement de tendresse, comme la révélation exacerbée de l’explosion des songes et des attentes, comme la certitude d’un bleu qui ne sera plus jamais le même.

 

Les bleus s’affranchissaient des règles dans lesquelles ils s’enchâssaient jusqu’alors pour offrir leurs fruits au monde, par le geste, par une amplitude encore jamais appréhendée, par un besoin de sortir du cadre.

 

«…Dans le domaine de l’air bleu plus qu’ailleurs, on sent que le monde est perméable à la rêverie la plus indéterminée. C’est alors que la rêverie à vraiment de la profondeur. Le ciel bleu se creuse sous le rêve. Le rêve échappe à l’image plane…Il y a un au-delà imaginaire, un au-delà pur, sans en-deçà…Le ciel bleu a le mouvement d’un éveil... » (16)

 

11 avril 2009, 4h32.

 

Le bleu du ciel s’est à nouveau obscurci et cette fois les ténèbres sont venues se poser brutalement sur l’empilement de clarté. L’obscurité a recouvert les promesses de bleus pétillants…

 

« Le bleu est l’obscurité devenue visible. En effet, nous ne voyons pas le noir, nous en sommes simplement exclus, nous ne le comprenons que par ses contours. Tandis qu’avec le bleu la matière de la nuit est pénétrée. » (17)

 

« Le bleu d’ici s’estompe quand la nuit tombe. Il recule et se dévêt lentement. Il a fait son temps et s’en retourne d’où il vient : dans l’obscur, dans l’opaque, dans l’étrange ».(18)

 

Cette traduction n’était plus que l’empreinte de l’indicible malheur, d’un cri atroce. Je comprenais que désormais le bleu ne pouvait plus seulement s’assujettir à des considérations extérieures. Pour survivre, il me faudrait en livrer ma propre version. Je devais écrire pour éviter de perdre cet embryon de vie, une nécessité, parce que le sens de mon travail commençait à en dépendre. Écrire encore et aussi parce que « le bleu du ciel » avait depuis peu refait surface.

 

Un temps encore, le bleu s’apparenta au retrait, faisant allégeance et repentance, gagné par les lueurs qui conduisent au silence. Un instant,  « la douceur poreuse de ce bleu était presque une vitre de ciel, un lac inversé, qui stupéfient et contraignent à mieux s’affronter à la fin des choses. » (19)

 

Ce bleu-silence, cette ascèse nécessaire, cette prière, ce presque rien d’incandescence et de dépouillement, ce ciel et ce commencement du règne de l’infini ; Il résonne au-delà de toutes les cacophonies. Le bleu n’appartient plus et là s’opère la fusion des sentiments, dans l’évocation de la piété, de la pureté et de l’utopie. Les bleus du silence sont les Madeleines repentantes de G. de LA TOUR, partagés et hésitants entre l’horizontalité des vanités et des futilités matérielles et la verticalité de l’atemporel.

 

Les bleus du silence sont une théosophie, un « néoplasticisme » sans fin ni commencement, l’embryon d’un monde à rêver comme le formulait P. MONDRIAN.

 

Les bleus du silence sont une Sainte Famille, à la manière de celle d’un REMBRANDT, un mystère du clair et de l’obscur, une harmonie, un équilibre universel. Une famille, une femme qui vous soutient, un enfant qui vous distrait et vous fait rire, des joies, des peines, peut-être la nécessaire raison de l’âme dont parle Olivia ALBERTI. (20)

 

La perception des autres aura finie par cristalliser mes propres aspirations. Toutes les impressions se sont immobilisées dans mon esprit. Elles nourrissent une sensation physique proche de l’éblouissement.

 

Les bleus sont devenus une brûlure. Ils se sont imprégnés d’une manière indélébile dans mon esprit. Sans cesse ils réapparaissent comme de gigantesques rêves. Ils sont devenus une trace inscrite dans la chair et dans la mémoire. (26)

 

Je vis dorénavant cette expérience avec la conscience de mes propres obsessions. Comme dans un rêve éveillé, je ne suis plus seulement en face de textes, je suis en face de ma mémoire, celle du bleu vécu qui m’inspire.

 

A mon tour, je suis contraint de noter ces impressions. A présent, ce bleu est mon bleu. Il écrit ma propre symphonie, m’immerge, m’imprègne jusqu’à la moelle. Le bleu est sacrifié à l’agression de la chimie des premières décantations ou abandonné à la douceur de la fuite.

 

Il est un ici et un ailleurs.

 

Au fond, il y a le bleu, trace persistante de la mémoire et de son inévitable effacement. Les souvenirs sont comme des ombres bleues qui s’étirent et s’étiolent. Parfois, l’espace d’un instant, les plus lointains deviennent les plus aigus...(21)

 

« Au nombre des expériences existentielles qui figurent entre la naissance et la mort de tout individu, il y a la rencontre du bleu, la perception du bleu.

 

Le bleu est en effet la plus profonde, la plus distante, la plus immatérielle des couleurs. Il peut à la fois subjuguer et terrifier, il peut mettre l’être hors de soi, perpétuer sur lui une sorte de rapt.

 

Contempler un ciel, n’est-ce pas déjà faire prendre au regard le risque de ce perdre dans l’infini et affronter la perpétuelle dérobade de la couleur ?

 

Car le bleu lui-même n’est pas de ce monde, il échappe, il se tient sans cesse hors d’atteinte, il se dérobe à l’investigation, sa double nature étant de fuite et de séduction. Le bleu règne de loin, impassible et hautain.

 

Le bleu défaille et fait défaillir. Il favorise le sortilège, le miracle, il autorise toutes les métamorphoses. Le bleu est un sublime mensonge, un leurre, un gouffre fascinant. Force est de constater la présence immatérielle du bleu. Le paradoxe de l’être et du non-être, du visible et de l’invisible… » (22)

 

« Le ciel bleu, à l’origine de la symbolique du bleu, est le lieu de l’infini. Non seulement il est totalement intangible, mais rien ne semble pouvoir l’arrêter ni le tâcher. Le bleu est absolument bleu. Matière sans matière, présence sans objet, il existe par imprégnation, comme de la fumée dans l’air. Il est partout et nulle part, il habite l’espace. » (23)

 

La plongée dans ce bleu a quelque chose de vertigineux. C’est comme tenter d’atteindre le point de flottement de l’esprit où le temps se fige et s’inverse. Une projection fait glisser l’œil dans l’apesanteur. L’espace semble ne plus avoir de repère. (24)

 

Il s’ouvre sur l’instant de l’entre, sur une sorte d’inventaire maitrisé des possibilités de la lumière, sur le temps nécessaire au passage dans l’autre dimension, « sur la possibilité d’une présence par-delà la matière ».

 

Au-delà, le bleu n’a plus de prise. L’espace se creuse et anesthésie toute conscience du corps. Il devient le lieu de l’absolu règne du bleu où la lumière se fait toujours plus profonde. (25)

 

Les textes d’Anne BRAGNANCE et de Nicolas CHARLET décrivent cette « expérience de la limite perceptive ».

 

J’avais un jour confié à une personne très attentive à ma démarche que je me méfiais du pouvoir de la couleur seule, capable dans certains cas de contrarier par sa fulgurance la bonne marche d’un processus.

 

Travailler le bleu, c’est d’emblée travailler dans la fragilité et dans la possibilité permanente de l’égarement. J’ai eu tendance à me laisser aller à une liberté d’interprétation par fascination pour ce bleu.

 

J’ai pu détruire des réalisations que je trouvais pourtant très denses en prenant conscience qu’elles m’entraîneraient dans une impasse. Des compositions qui résonnaient comme le chant d’une sirène en quelque sorte, à l’esthétique trop enivrante pour peu que l’on veuille contrôler un processus créatif, ce qui est bien mon cas.

 

A un moment, il m’était devenu impossible de contraindre les carrés de lumière.

 

Le cycle des grandes « variations de carrés » avait traduit cette explosion et cet envahissement inconscient de la cohérence de ma vision intérieure. Le fait de travailler dans la pénombre avait probablement accéléré ce dérèglement. Je sortais presque de l’équation, enivré par la puissance de la matérialité soyeuse des papiers décantés associée à la tonalité changeante des multiples variations de lumière bleue. Je ne parvenais à me raccrocher à ma logique que par de minuscules résidus de feuilles de livres. Hormis les fragments de réécritures manuscrites, les compositions étaient dépourvues de références à un ouvrage ou à un texte susceptible de « justifier » ce foudroiement.

 

J’ai pris conscience tardivement que cette manipulation des livres avait quelque chose à voir avec l’effet déstabilisant qu’avait produit sur ma perception cette densité insondable du pigment, un effet qui très certainement dépassait une simple perturbation visuelle.

 

J’ai pris conscience que je rejouais à ma manière, avec toute l’incertitude du monde, cette dialectique troublante entre la surface et la profondeur des choses et pourquoi pas, d’une certaine façon entre le visible et l’invisible.

 

Il y avait dans ce ressenti une force qui m’évoque aujourd’hui avec le recul « L’épiphanie » des « gris de plomb » d’HUCLEUX.

 

De l’opaque a jailli une improbable lumière.

 

Que le fondement des obsessions qui en découlent soit une illusion m’importe peu. Pourtant, persuadé des enjeux de l’illusoire, j’ai éprouvé le besoin de reconstituer le schéma de cette projection vertigineuse.

 

Dans l’alambique des méandres de mon esprit, le bleu a étalé ses substances.

 

« Si la mémoire est ce qui demeure une fois tout oublié, c’est peut-être qu’elle procède d’opérations de décantation. Non pas que celle-ci filtre ou épure, sépare pour ainsi dire le bon grain de l’ivraie ; mais qu’elle fragmente, sectionne pour construire un autre souvenir. » (26)

 

Les nuances de bleus se figent dans des écrins précieux pour resurgir comme autant de signes aléatoires, comme un dessin alphabétique qui s’ouvre sur l’inconnu.

 

Je me suis posé la question de savoir si « ce retour à la lettre » sonnait comme une résistance à l’accomplissement.

 

Je revoie la photo d’Henri MATISSE « prisonnier de son fauteuil d’infirme en train de découper ses papiers gouachés dont les retombées jonchent le sol autour de lui, son visage tout éclairé du bonheur du démiurge joyeux ».

 

Le bonheur n’est pas feint, il est là, palpable et évident ; mais je sais qu’il est construit avec une aisance cultivée par des lustres d’exercice. En contemplant cette image, je me persuade que la recherche de l’harmonie ne s’improvise pas ; elle est une subjectivité, enfouie au plus profond de nous. Pour la faire émerger, il faut savoir la construire de la manière la plus objective qu’il soit. La fulgurance de la justesse du trait est la mesure de l’absolu de la couleur (28)

 

« Le bleu du ciel » s’éclaire ici et maintenant car je ne crains plus de l’amener sur des terrains douloureux dont on aurait pu penser qu’il resterait à l’écart.

 

Les lectures de l’ouvrage de G. BATAILLE se répétaient depuis deux ans. Elles renvoyaient au temps du vertige, du vrai vertige, physique, celui qui vous cloue au lit.

 

Le récit, qui n’a d’angélique que le titre, me replongeait dans mes pires souvenirs, ceux d’une époque révolue où se devinait dans le visage de mes semblables un malaise et un désarroi existentiel. Aucun bleu n’émergeait de l’effroi du récit si ce n’est le souvenir de ces univers glauques d’artistes malheureux et de tous ces poètes démunis.

 

Le bleu ne pouvait être qu’une illusion, une inexistence, un atroce sentiment de finitude. Des urnes, des portes de caveau, un ciel souillé par la poudre et la nuée, la prémonition du massacre, la culpabilité de l’impuissance, l’enfance lointaine ouvrant à la nostalgie, à l’ivresse et à la luxure…Toute l’évidence de la monstruosité réduisait le bleu à une évocation de plus en plus lointaine de son rêve.

 

Mais l’accouchement du bleu du ciel aura été un arrachement béni par toutes les raisons de se sentir exister et de résister à l’appel du néant. Le bleu finit toujours par vous rattraper, vous broie de sa présence, il accouche de ce ciel lourd et suspend l’aspiration des gouffres. Il inonde l’esprit, il s’étale sans fin. Le bleu retombe toujours dans l’aurore permanente de « la lumière d’un paysage. »(29)

 

Dix ans que je peins et que je travaille ce bleu. On me demande souvent pourquoi et j’ai toujours du mal à répondre à cette question. Je devrais pourtant pouvoir trouver des explications limpides. Je ne sais pas si j’ai choisi cette orientation, j’ai plutôt le sentiment qu’elle s’est imposée à moi.

 

Je n’ai pas développé de nostalgie particulière qui l’expliquerait, pas plus qu’un paradigme cérébral.

 

Ce n’est pas tant l’extériorité du bleu qui m’importe que sa propension à incarner un composant inconscient et essentiel de ma pensée.

 

Vu à travers les entrailles du livre, le bleu est devenu le signe d’une répétition sans fin, l’obsession de dessiner une mémoire sur le fond de l’œil.

 

Je pense avoir développé cette faculté dite « eidétique » du souvenir mental de la couleur.

 

Elle pérennise mon processus dans le temps. La conscience du passé éclaire l’avenir et l’expérience eidétique entretient la mémoire. Expérience nécessaire à défaut de laquelle « la mémoire sans absoudre ne peut se souvenir de tout ». H. BERGSON. (26)

 

Le temps des bleus de la décantation est une morsure de la chaire proche du rite de passage.

 

Le temps de ceux de la lumière est une suspension, un état second, un sublime mensonge.

 

La matière dure est comme un puits oublieux, une masse insondable et opaque dont il faut s’extraire, s’arracher, s’extirper et, pas à pas, dans la remontée, révéler la substance même. (30)

 

L’acuité du bleu, considérée comme un vecteur, ne peut se mesurer dans une lecture analogique ou fragmentaire de sa surface mais dans la consistance de sa structure globale susceptible de définir un processus.

 

Le bleu sans le principe de l’équation perd instantanément cette dimension. L’équation induit un temps, une vision rétroactive qu’il faut contenir par la mémoire. Toutes les déclinaisons conditionnent les suivantes. Les signes révolus contiennent en germe ceux des autres. L’enfermement propre au principe de l’équation permet de les dégager. Il en a toujours été ainsi dans mon travail et ce, depuis le point de départ.

 

Je ne me perçois pas dans la rigueur d’une pensée pure extérieure mais bien plus dans la logique d’une intuition. L’intuition reste fragile. Je constate au quotidien l’isolement que ce monde impose et qui nourrit souvent la tentation d’en sortir.

 

Je ne suis pas toujours « immergé » et ce sont les moments de flottement les plus pesants. Je les comble en imaginant ce que va advenir ce bleu, je le fais en permanence. Lorsque je ne suis pas dans mon atelier, je vois bleu. Je ne peux jamais me détacher de cette vision.

 

La logique d'une durée se nourrit certainement d’une tension ; je dois l’avouer, une partie de moi-même ne comprend pas cette réalité. Cette même partie de moi serait parfois tentée par autre chose notamment lorsque je vais voir des expositions, que je lis certains ouvrages, en fait lorsque un élément extérieur m’agresse. Mais en fin de compte, tout fini par être intégré, ramené à ma raison, la raison du bleu.

 

Les tentations ne sont rien face aux hésitations. Les hésitations sont les moments les plus insupportables à surmonter car si le bleu me fait douter, je perds pied.

 

L’obscurité de mon atelier a façonné ma manière de regarder, jusqu’à une certaine extrémité fondant cette dialectique permanente dans mon travail entre la notion de surface et celle de profondeur.

 

Sans la lumière du bleu, je n’aurai pas été ce peintre et sans les livres, je n’aurai pas supporté l’enfermement.

 

Un jour, j’ai pris conscience que je regardais le ciel ardemment mais toujours incidemment, comme prisonnier d’une seconde respiration ou d’une rêverie floue, sans y prêter attention, comme perdu dans une zone sans repère.

 

Dans la « Phénoménologie de la perception », Maurice MERLEAU-PONTY admet que ce ciel ne peut se posséder en pensée. Il ne peut se posséder qu’en nous. Il faut s’abandonner à lui et s’enfoncer dans son mystère pour qu’il devienne notre monde du moment.

 

Sa perception dépend d’un angle de vue, d’un mouvement de notre regard comme le précise l’auteur.

 

Mais rien ne peut le contenir si ce n’est le voile de la matière qui, en filtre de notre perception, fige le frémissement de la vision pour structurer et échafauder le bleu du ciel comme de la pierre. (31)

 

«Le bleu est ce qui sollicite de moi une certaine manière de regarder,

 

Ce qui se laisse palper par un mouvement défini de mon regard.

 

Moi qui contemple le ciel bleu, je ne le possède pas en pensée, je ne déploie pas au-devant de lui une idée du bleu qui m’en donnerait le secret, je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère, il se pense en moi, je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi, ma conscience est engorgée par ce bleu illimité. Si je m’abandonne au bleu du ciel, je n’ai bientôt plus conscience de regarder et, au moment où je voulais me faire tout entier vision, le ciel cesse d’être une perception visuelle pour devenir mon monde du moment. »(32)

 

Ce voile est comme une ouverture, paradoxalement. Il m’ouvre vers d’autres considérations.

 

Le soir puis le matin, sous l’effet combiné de la lumière et du temps, lorsque je regardais à travers la fenêtre, le ciel se chargeait d’une extraordinaire densité. Il se fixait sur les faces d’un cube de miroir posé sur une table. L’impression était fulgurante. Le cube pouvait se vêtir d’une fluctuation de tons et finir par s’éteindre. Je repensais à l’impuissance de ce grand penseur face à l’immensité. En « ouvrant » son livre, en le disposant telle une nappe sur laquelle repose le cube, j’avais le sentiment de révéler cet extraordinaire paradoxe. Lui qui avait fait de ce volume un champ complexe d’analyse, je le livrais ainsi, presque comme un portrait ; celui de la science du raisonnement tempérée par la poésie qui nous entoure. Le ciel s’est figé par projection sur un support d’une manière totalement déconcertante.

 

J’avais été fasciné par la projection de la lumière d’un pigment sur un mur sombre. J’avais passé plus de dix ans à la reproduire pour me persuader qu’elle était bien réelle. Elle s’est figée en moi jusqu’à ce moment. Dans ce carré de lumière, le ciel s’était insinué.

 

Il m’aura fallu m’accrocher à ce déplacement rétinien, me laisser encore surprendre, flotter dans ce déséquilibre et flatter encore la nature.

 

Le temps agit en nous sans que nous puissions pour autant en définir les contours. Peut-être faut-il l’accepter comme une fêlure, comme un magma de lignes qui convergent, se superposent, s’emboîtent, se frôlent et s’injurient. Le temps est une archéologie oppressante et serrée où se bouscule une matière désordonnée.

 

Il gît dans le tableau pour révéler sa consistance impalpable, en temps et en contretemps, au rythme incontournable du silence de toute chose, en inévitable volatilité. Le temps est une réalité ignorée qui ressemble à une conscience soudaine et passagère de la vie. Comme un frémissement, le temps s’oppose à l’obscurité hiératique et suspendue du bleu et à sa planéité méditative. (33)

 

La lecture de l’ouvrage de Maurice MERLEAU-MONTY a éclairé le sens que j’ai donné inconsciemment à la grande majorité des propositions réalisées jusqu’alors.

 

J’ai compris que la notion d’obscurité n’était pas anodine et qu’elle était même essentielle à la compréhension de l’orientation de mon travail depuis dix ans.

 

Il convenait d’entendre cette notion non comme une sonorité atmosphérique mais comme un cadre psycho-environnemental.

 

Le besoin d’obscurité m’apparaît aujourd’hui comme un écrin, un confort, un moyen d’isoler une perception, une centration excluant une périphérie.

 

L’irradiation lumineuse du pigment a engendré cet espace clostrophobique. Sans nécessairement chercher à reproduire strictement cette vision, elle s’est insinuée progressivement dans ma réflexion comme un espace autonome, un espace en soi.

 

La révélation vertigineuse de la lumière se suffisait à elle-même. Elle suffisait en tout cas à définir un contexte dans lequel est venu s’inscrire toutes les déclinaisons. L’effet mnésique coupait toute emprise avec une réalité palpable.

 

La dialectique qui en est issue constitue précisément l’espace dans lequel se sont inscrites les compositions ; ENTRE la surface et la profondeur.

 

Il ne s’agit pas à proprement parler d’un espace manifeste mais davantage d’un univers latent, une persistance confortable de la vision, un espace sans résonance, sans cette tridimensionnalité perceptive qui le définit, un espace de lumière, sans adhérence, uchronique. « Un bleu, un seul, un foudroiement de la rétine, une paralysie de l’œil ». (page 1)

 

Toutes les variations relatives à des extraits de textes se sont inscrites dans cet espace indéfini, extensible et paradoxalement fermé.  L’obscurité de l'atelier  a occulté l’espace environnant qui est l’espace du réel.

 

C’est à partir de ce moment que j’ai sciemment porté une attention à ce qui m’entourait, notamment au travers de cette perception du ciel amorcée par la lecture de « La phénoménologie de la perception ». La lumière du bleu superposée à une attention posée sur l’environnement relevait désormais de  la clarté du jour . C’est le terme qu’il convient d’opposer à celui d’obscurité. J’ai reporté une vision du dedans vers le dehors. J’ai confronté ma vision du bleu à celui du ciel.

 

Je me suis donné la possibilité de considérer le bleu sous d’autres latitudes. Pour autant, cette considération nouvelle, disons plutôt acceptée, ne s’est pas substituée pleinement à la précédente.

 

Elle aura permis de m’extraire d’une vision envahissante pour explorer de nouvelles perspectives plastiques et de nouvelles expériences.

 

Malgré cette prise de conscience, le cadre de mon travail reste inchangé. Je continue de travailler dans l’obscurité. En revanche, j’accepte désormais d’intégrer dans mon processus créatif des visions parallèles et complémentaires, donc d’extraire mon regard d’une habitude.

 

Dans le cadre du cycle « Architecture-ciel », l’observation précise du ciel à différentes heures de la journée a engendré une métamorphose de la lumière. D’une perception «contenue », elle a glissé vers une perception « volatile ».

 

La considération du réel est une vision assujettie, extrinsèque, en prise avec une réalité concrète. Jusqu’alors, je devais considérer mon travail comme la manifestation d’un processus excluant et centré sur la matérialisation d’un effet mental dont l’utilisation du carré en aplat permettait de restituer l’immanence. La considération du réel est une « déprogrammation» de cette vision orthonormée.

 

La béance du réel est censée induire un rythme encore inconnu qui trouve une justification dans l’éclatement d’une structure initiale et dans un changement de repère. Il me semble que je peux désormais « peindre autre chose » avec la consistance d’une forme ou d’un schéma observé ou pensé différemment.

 

D’un bleu aveugle, j’ai glissé vers un bleu révélant.

 

Un renversement de la question du bleu. Un renversement de mon procédé. Mais « l’ouverture sur le monde » est difficile ; Au terme d’une première expérience de dissection de toutes les possibilités sémantiques du bleu, je mesure à quel point sa perception engendre l’état d’immersion que définit assez bien le dictionnaire des symboles :

 

« Immatériel en lui-même, le bleu dématérialise tout ce qui se prend en lui. Il est le chemin de l’infini, où le réel se transforme en imaginaire. Entrer dans le bleu, c’est un peu comme passer de l’autre coté du miroir ». (34)

 

La formulation entretient une certaine proximité avec l’immatérialité des grands monochromes d’Yves KLEIN.

 

La densité de la couleur seule et uniforme du pigment ne suffit pas à approcher ce sentiment en dehors de la considération de l’espace « illimité » de la surface de la toile. Entre les atomes du bleu, nulle échappée possible. Le bleu est un mur d’aspiration.

 

Cet effet d’emprise qui dépasse la simple hallucination et qui relève véritablement de l’emprise physique se mesure d’une manière tout aussi significative face aux grands volumes en creux d’Anish KAPOOR comme « Mother as a void ».

 

Face à ces propositions formelles, le spectateur est happé, aspiré dans une sorte de trou sans fond ni échappatoire.

 

Cette considération laisse le sentiment d’une impression perceptive étrange, un flottement que seule une vision sans point de fuite est susceptible d’engendrer. Comme l’impression d’iridescence du soleil qui vous aveugle au point d’en développer une véritable obsession.

 

Sur ce point, il me serait un jour utile de creuser dans cette direction et de m’interroger sur la permanence des corolles d’un jaune vif qui apparaissent dans les œuvres de Van Gogh. Corolles, tournesols, champs de blé irradiés, autres ellipses et incidences sacrificielles. Van Gogh a tout donné a l’astre, il l’a observé en face jusqu’à l’aveuglement et pris la tangente de l’abandon jusqu’à l’avènement de l’offrande ultime. Il n’a fait qu’un avec cette incarnation de la nature symbolisée. Sans dégagement, sans renonciation possible…

 

L’immatérialité du bleu empêcherait-elle toute représentation possible d’un espace en soi ? Sa représentation conduirait-elle à une re-matérialisation du bleu, à le vider de sa substance, autrement dit à l’éteindre.

 

Peut-être convient-il d’opérer un dégagement, autrement dit de considérer ce bleu comme une permanence plus distanciée et ainsi de l’observer sous un angle différent, prendre du recul pour révéler de l’extérieur cette immatérialité.

 

Les « volumes en moins » sont des petites structures architecturales révélant, par l’indétermination de leurs dimensions, leur faculté de ne pouvoir réellement être.

 

Elles ne peuvent exister que dans notre capacité à imaginer l’impact qu’elles auraient sur nos sens si les lois de la physique nous permettaient d’une manière ou d’une autre de pénétrer concrètement dans de tels espaces fictifs.

 

Mais le texte cité et certains auteurs, et non des moindres, ne témoignent-ils pas du fait que la capacité poétique inhérente à l’homme a toujours permis de brouiller les frontières que l’on croyait étanches entre ce qui fait la réalité et l’espace mental ouvert de ses multiples représentations.(35)

 

L’espace est, indéniablement. Durant des lustres, il n’a pourtant été représentable que par projection, apparaissant comme une extériorité, une distance, une frontalité ordonnée par l’alignement visuel de la règle perspectiviste. Elle en incarne la mesure.

 

Une certaine approche de la modernité à travers l’histoire de l’abstraction affirme que l’espace, tel qu’il doit être représenté, est celui du tableau.

 

L’affirmation de l’objet-tableau comme centre de la composition marquera durablement l’effondrement du continuum de la surface peinte.

 

D’une manière générale, certaines décisions plastiques prolongées par le cubisme cézannien puis analytique apporteront des alternatives importantes au schéma défini à la renaissance. La qualification d’une image dérivée reste particulièrement sensible dans le cas de sa représentation.

 

Cette mesure de la perspective ordinaire commandée par l’œil peut être perturbée par une approche « matériologique » des choses grâce notamment à des lentilles optiques qui permettent de projeter une image du réel sur une surface plane et d’en régler la netteté sur le fond, sur l’arrière-plan, engendrant ainsi un effet de criblage lumineux.

 

« Les chambres / lumière » sont des cubes ouverts permettant des projections lumineuses. En fonction du type d’éclairage utilisé, en fonction de l’inclinaison du regard, on peut observer une instabilité, un déplacement et une modulation des proportions des spectres de lumière. Quelle que soit la combinaison des paramètres, l’espace créé est toujours un espace double, à la fois fixé et flottant, précis et imprécis, explicite et équivoque, oscillant entre le net et le flou.

 

En fonction de la position du dessin de surface proposé, sa projection donne, dans certains cas, le sentiment d’être modelée par la lumière et, dans d’autre, de la réfléchir. Cette dualité peut être superposée. La peinture, traduction de cet espace en deux dimensions, permet d’établir par juxtaposition plus explicite une équivalence entre la notion de proximité et la notion d’éloignement.

 

D’une certaine manière, « Les chambres » traduisent plusieurs vues distinctes sur une même surface, des vues de la vision. (36)

 

Considérons encore la notion d’espace ; Lorsque Lucio FONTANA transperce ses toiles, définissant ainsi les bases de son « concept spatial », il prolonge et entérine un renversement fondamental dans le système traditionnel occidental ; L’espace réel est dans un premier temps enchâssé dans le piège de la bidimensionnalité jusqu’à l’autonomie de la forme pour être, par la percée, réintégré dans la tridimensionnalité de l’espace. Le projet de Lucio FONTANA a ses limites, celles de l’espace, précisément.

 

J’habite le bleu par la mesure de mon esprit, j’en habite fondamentalement les constituants. Immergé dans le bleu, l’espace perçu m’apparaît parfois comme une intériorité  gommant toute distance avec l’objet de ma perception.

 

Les « improvisations de la vision » sont des espaces construits en même temps qu’instables cherchant à traduire la densité de la matière.

 

Les « improvisations de la vision » sont des recompositions, des agrégats ponctués par une dimension corrective. Les jeux de lignes reconstituent la dynamique d’une forme, entre effet de brouillage et de dévoilement de la profondeur.

 

Le découpage creuse l’espace et conduit le regard vers d’autres perspectives. C’est à partir du dedans que le dehors est pensé. (37)

 

Les « structures / lumières » soulignent davantage encore la complexité et les propriétés de certains polyèdres que l’on trouve généralement dans la nature sous une forme minérale. Certains d’entre eux présentent de stupéfiantes apparences comme les emboîtements asymétriques des cubes opaques de pyrite. D’autres volumes cubiques, translucides ou transparents sont de purs jeux d’illusions optiques… Dans des verres à facettes géométriques, dans des formes que l’on croyait circonscrites, sous l’effet de la lumière directe, on peut observer que d’autres découpes apparaissent, indéfiniment… Des volumes se dessinent à l’intérieur du volume que l’on observe. L’illusion optique est parfaite, proprement hallucinante car les lignes ne correspondent à aucun plan.

 

La série des « structures / lumières » qui prolonge ce dispositif se compose d’empilements asymétriques de cubes plus ou moins déformés et partiellement fermés par des plaques de verre translucides teintées en bleu. Ils contiennent des miroirs réfractaires et dissimulés permettant de modifier et de rehausser les jeux changeants de la lumière naturelle, métamorphosant ainsi la rigidité scripturale du plan. La direction des structures indique une vision, un axe possible du regard et la potentialité infinie des points de vue engendre autant de déformations perceptives.

 

Les « structures / lumières » et les dessins réalisés en suivant cette stupéfiante constatation sont comme une dispersion du regard. Elles traduisent cette sensation fragile face à l’espace réel, elles apparaissent comme un ensemble de points, à la fois circonscrit en même temps qu’éclaté. La science des formes et des matières est infiniment plus complexe que je pouvais l’imaginer…

 

Concluons sur la représentation de l’espace ou plutôt tentons d’en sortir.

 

 L’espace modèle le corps. Le corps oriente l’espace. En aparté de son remarquable ouvrage intitulé « Du corps », A. COMPTE-SPONVILLE confesse qu’il aurait tout aussi bien pu le titrer « De l’âme- car c’est bien ce qu’il cherche, ce qu’il s’essaie à dire : cela dans l’homme qui le dépasse, la plus haute partie de lui-même, sa grandeur, sa verticalité, sa spiritualité. Mais puisque l’âme et le corps sont une et même chose, comme dit Spinoza, autant l’appeler Du Corps, cela prêtera moins à confusion » (…)

 

(…)La dimension de l’espace ne dépend pas simplement de ses constituants plastiques. Ces derniers n’ont de sens sans la suggestion de la présence. Une porte ouverte, une lumière allumée, un objet, un carrelage en fuite, des miroirs, des inscriptions, des messages ;

 

Jusque dans les espaces inhabités de Van HOOGSTRATEN ou d’Edward HOOPER, le vide explicite et frappant demeure le signe du passage. « On est passé par là ».

 

Les murs, les pièces désertées suggèrent une histoire en creux, une empreinte, une charge psychique orientant l’espace vide.

 

Citons encore un passage de l’essai d’A. COMPTE-SPONVILLE :

 

« Un ami m’écrit : Le haut et le bas sont des relatifs, qui, pour avoir un sens, supposent un critère, un espace absolument orienté - s’il existait. Dans l’espace infini, il n’y a ni haut ni bas : être debout, c’est aussi être couché.

 

Ton idée de verticalité n’est acceptable que dans un univers géocentrique…Soit. Mais l’espace en question n’est pas l’univers, c’est l’histoire. Et elle est forcement géocentrique : puisqu’elle est l’histoire des humains sur la terre !... »

 

(…) « Les intérieurs orientés » renouent avec les saisons de l’âme comme le signifie l’auteur, balayant d’une pensée large l’œuvre de Michel FOUCAULT, Les univers clostrophobiques d’ABSALON, d’Hanne DARBOVEN et de Jean-Pierre RAYNAUD.

 

Ce philosophe et ces artistes sont ici convoqués pour le sens qu’ils ont donné à des réalisations singulières mettant notamment en scène une orientation psychologique de la matière à travers un ordre repensé, un dispositif fonctionnel mais hors normes, un schéma à caractère politique .

 

Les cellules (matérialisant ces intérieurs) concentrent et renferment le souvenir d’actes et de gestes que le temps devait inévitablement effacer.

 

Autrement formulé, si l’espace est, indéniablement, pour reprendre le paragraphe précédent, il est un territoire de traces, la mémoire latente ou manifeste d’un événement, l’ensemble des signes témoignant d’une organisation ou d’une désorganisation de la pensée. (38)

 

« Chaque grain de poussière possède une âme merveilleuse, mais pour la comprendre, il faut retrouver le sens magique des choses ». (39)

 

La réalité contemplée est comme une boite à secret que l’on ouvre et que l’on referme. Nous cultivons sans limite un intérêt pour des choses infimes et transmissibles qui font notre intimité, nous entretenons en permanence une distorsion avec la réalité visible mais nous ne demeurons jamais suffisamment immergés pour en prendre la pleine mesure et naviguer dans ces mondes parallèles.

 

Il existe pourtant bien dans les anfractuosités de la dispersion et du déséquilibre une vie indépendante et fulgurante. Tout cela, qui n’existait pas, pourrait être et tout ce que nous savons qui est pourrait bien ne pas avoir plus de réalité. On s’attache à une infinité de petits riens que l’on enchâsse dans des vitrines ; autant de reliquats, de souvenirs qui s’entassent et s’oublient. Cette amnésie est une hermétique authenticité en soi. Un jour, on ressort tous ces stigmates qui s’offrent alors à notre réalité affective comme autant de petites irradiations émotives. On croyait les avoir perdus.

 

Je n’entends pas la musique, du moins pas avec la profondeur d’un mélomane capable de discerner la moindre fausse note, la moindre mauvaise interprétation. J’ai le sentiment de m’en imprégner superficiellement…comme un flottement.

 

Parmi les nombreux livres que je possède, je conserve depuis longtemps un manuscrit de chant grégorien dont les notes sont formées par une multitude de petits carrés. Je l’ai souvent ouvert et aussitôt refermé. Les partitions composées de formes géométriques s’accompagnent de textes en latin. J’ai observé ces pages, hésitant à les utiliser. A regret, j’ai enfermé l’ouvrage dans une vitrine.

 

J’ai un jour fini par délier le manuscrit pour tenter de m’en imprégner. J’ai opacifié les écritures avec de la peinture pour ne conserver que la densité du dessin des neumes. J’ai été stupéfait de constater que désormais il m’apparaissait comme un jeu vertigineux de lignes de carrés en mouvement. Presque un tableau de Bridget RILEY perturbant la vision. Certains motifs sont alignés et plus ou moins espacés.

 

D’autres esquissent des sinusoïdes laissant deviner une accélération du rythme. Entre la longue litanie des carrés apparaissent de temps en temps des losanges. En début et en fin de chaque portée, les carrés se muent en trapèze. En imaginant cette écriture primitive en trois dimensions, les stigmates se présentent comme une maquette reproduisant cette extraordinaire acuité visuelle. Des centaines de petits cubes en aluminium compressé et teintés en bleu forment au sol une chorégraphie aléatoire et silencieuse.

 

Travesti en une grande arabesque, ce manuscrit de chant grégorien m’est apparu comme une danse vaudou, un poème saturnien, un songe éveillé qui se dérobe d’ordinaire sous nos pas. (40)

 

Les jeux changeants des rythmes d’une partition, la scripturalité d’une écriture forcent l’intensité du regard pour disqualifier la pesanteur, entamer une interminable valse de carrés et préparer la peinture au vol.

 

Ce sont de petites choses bien insignifiantes et bien imperceptibles à l’accoutumé mais elles suffisent, par le grand schéma qu’elles dissimulent, à vous obséder littéralement. Il faut trouver par la peinture le moyen de révéler ces mystérieuses correspondances. (41)

 

La contemplation est une remontée à la conscience de ce que l’on ne perçoit pas sans y prêter une attention soutenue. J’ai enfin une réponse à cette  considération du réel  en repensant encore à la leçon de MIRO.

 

Cette force d’imprégnation visuelle est celle du sensoriel face à l’espace. Elle est cette possibilité de percer l’éphémère du visible… La lumière, en étiolant des traces éphémères, dessine des rythmes fragiles. Il faut les inscrire sur la surface de la toile avant qu’ils ne s’éparpillent. En scrutant ardemment ses nuances s’opère cette alchimie du regard, un moment qui advient pour peu que l’on observe les lueurs subtiles qui dessinent des résonances sur la pierre rugueuse, l’informe matière ou l’opacité des sédiments légués par le temps. (42)

 

La contemplation, telle que la décrit MIRO, est une distance qui, si elle embrasse encore la nature dans sa globalité, autorise une mutation. Dans certaines œuvres significatives sur ce point comme « La baigneuse » de 1924 ou « La sieste » de 1925, on peut d’abord se convaincre que MIRO opte pour un déplacement ; le quadrillage de l’espace de la toile permet d’installer les composants de son observation. La nature n’est pas reproduite, elle est reportée et l’espace du tableau permet à MIRO de réduire la nature à un ensemble de signes. La fixation anesthésie la béance de la nature qui d’ordinaire nous apparaîtra envahissante et changeante. En ce sens, cette traduction de la contemplation n’est pas nécessairement une perte de vision.

 

Elle permet en revanche de contenir l’essentiel…Un peu comme si pour se convaincre de la nature, il fallait la réduire, non à ses traits significatifs mais à des traits significatifs choisis. Dans le cas de « La baigneuse », il s’agit du passage furtif d’une femme sur une barque. Son corps se résume à quelques traits noirs, sa chevelure à quatre ondulations jaunes. Le ciel et la mer s’unissent dans un même fond délavé séparé par un interstice horizontal. Seule la lune est figurée d’une manière plus explicite. Ainsi MIRO retient des éléments et en exclut d’autres.

 

Dans les années 60, Les « Trois bleus », qui ne peuvent être lus l’un sans l’autre, résument encore une contemplation réduite à quelques signes. MIRO les réalise peu après son installation dans son nouvel atelier de Majorque, avec un œil encore chargé d’une découverte visuelle.

 

On ne devine plus de nature palpable mais l’exacerbation d’une contemplation qui n’est plus que le fruit d’une répétition et d’une insistance.

 

L’environnement se schématise et la réalité est asséchée. Il ne s’agit pas comme chez CEZANNE d’en mesurer la structure mais de révéler certains composants, de révéler une orientation de la perception… L’oiseau n’est pas toujours posé sur le même fil électrique, la montagne peut-être dissimulée par une nappe nuageuse... Certains éléments, apparaissant comme intangibles, évoluent en fonction de nos déambulations, de nos centres d’intérêt et de notre attention. Avec le temps, on peut s’épancher différemment sur un même sujet jusqu’à opérer en lui une dissection avant une reconstitution. C’est notre faculté d’enregistrer le réel.

 

Un paysage attire une attention. Une première fois puis une seconde, à l’infini jusqu’à devenir une familiarité.

 

Dans la logique de cette appréciation, je dois ramener ma réflexion à une utilisation possible du bleu. Face à la traduction d’un regard porté sur quelque chose que je vois, la question qui demeure est de savoir ce qui est encore bleu…

 

La seule réponse n’est pas de me convaincre de ce qui est véritablement bleu mais de définir comme tel ce qui mérite de l’être. (43)

 

Face ou dans le bleu, je ne développe aucun lyrisme, aucune mystique.

 

L’expérience m’aura permis de faire le deuil de toute la gamme des sentiments qu’il inspire…

 

J’ai admis une obsession pour une lumière et l’évidence d’une esthétique répondant à la fulgurance d’une vision. Je m’en suis détaché…Elle ne me surprend plus puisqu’elle est devenue une distance.

 

Comme je le précise depuis peu, le bleu est clairement devenu un signe.

 

Plus que jamais, les textes, les mots, les consciences passagères sont autant de variables, de possibilités de le matérialiser, d’en faire un espace-temps, donc de développer la récurrence d’une écriture.

 

J’ai confronté le bleu de ma vision à la nature. Je l’ai élargi au champ d’une perception illimitée.

 

Désormais, mon champ de perception me semble plus large, moins exclusif…moins intimiste. Le bleu a peut-être perdu cette charge psychologique, cette part d’enfermement. Je le dois au ciel de MERLEAU-PONTY.

 

Je peux laisser mon esprit vagabonder, se perdre enfin dans des latitudes insoupçonnées, considérant que les bleus que je suis susceptible de décliner encore doivent s’inscrire dans une mémoire scripturale. Ils doivent néanmoins encore me surprendre. Je dois ne pas les avoir encore imaginés. Mais en même temps, j’ai développé la nécessité d’ objectiver ces sentiments décrits, de les inscrire dans un répertoire.

 

De la nature et de mon environnement, de mes lectures poétiques, du lyrisme, de la mystique dont il est question ici, je tente donc la seule transcription qui me convienne ; passer outre la densité subjective des mots pour n’en retenir qu’une onde rétinienne.

 

J’ai récemment relu l’ouvrage de Nicolas CHARLET pour en explorer les interlignes, les zones chaudes et sensibles, celles dans lesquelles il m’aurait été difficile de m’extraire sans égarement hier.

 

Les premières « peintures-poèmes » s’inspirent des œuvres poétiques d’ARAGON, de BACHELARD et ouvrent une latitude inattendue : probablement pas encore la courbe mais des formes contenues qui s’approchent d’un lyrisme automatique.

 

La leçon de MONDRIAN me réconforte ; On peut évoquer la nature sans recourir au vert. Le bleu peut être vert en contournant la valeur incontrôlable dont parle Pastoureau.

 

On peut aussi évoquer les rêves, les sentiments amoureux et romantiques sans l’ondulation…

 

L’oiseau est un point qui transperce un aplat monochrome. BRAQUE, MIRO, MATISSE n’ont-ils pas trouvé un aboutissement, un moyen de broyer la monotonie du champ coloré sans pour autant renouer avec la ressemblance. La réalité peut être autre et tout peut-être signe, tout peut être contenu dans un signe sous réserve qu’il soit pointé au bon endroit, au juste endroit qui fait l’équilibre d’une composition. Il convient de se laisser aller, de se laisser envahir par les possibilités d’un ailleurs inattendu, le plus inattendu, celui que l’on pensait irreprésentable : « D’un pays lointain, il avait amené vivant un oiseau bleu qui ne chantait plus en exil…Il était naturel qu’il portât d’abord ses regards sur l’horizon, royaume noir et bleu des abîmes…Vous voudriez au ciel bleu croire ; Je le connais ce sentiment ; J’y crois aussi moi par moments ; Comme l’alouette au miroir ; J’y crois parfois je vous l’avoue ; A n’en pas croire mes oreilles . Ah je suis bien votre pareil ; Ah je suis bien pareil à vous… Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur ; Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit ; Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie ; Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure. »

 

J'ai recentré sur « les chagrins de l'azur » ma recherche sur les peintures-poèmes en réalisant quelques compositions de petits formats dessinant des « bleus de pluie » derrière des fenêtres.

 

Peintures-poèmes que j'ai rebaptisé « mesures poétiques ». La seconde version m'a permis de revenir sur « les mouvements de l'éveil » que j'avais réalisé quelques années avant.

 

Je me suis concentré sur les mots de BACHELARD extraits de « l'air et les songes, essai sur l'imagination du mouvement ». J'ai davantage cherché à restituer le flottement de l'air grâce à des jeux de profondeur dans le verre que je venais de découvrir. Le dessin vibrant très géométrique me convenait mieux. Je ne me suis jamais considéré comme un abstrait géométrique pur mais intuitivement encore, je me suis senti très à l'aise en épurant la représentation. Dans la série que j'ai largement exploitée, la vibration, dépouillée, me semblait révéler parfaitement « le rien, le rien profond et la profondeur bleue ».(43)

 

En mars 2015, j'ai exposé une seconde fois au Carmel de Tarbes.

 

J'ai tenté de réaliser un inventaire des compositions qui me semblaient dessiner la trame de ma réflexion depuis mes débuts. J'ai présenté les premières manipulations du pigment bleu que j'avais conservé, les décantations de feuilles de livres et grande réécriture manuscrite de l'ouvrage de Michel Pastoureau consacré au bleu.

 

En face à face, j'ai disposé des recherches sur les perceptions optiques comme les « géométries de la lumière », l'installation « architecture-ciel » d'un coté et de l'autre le long travail sur les miroirs consacré à BERGSON traitant de la question de la mémoire et du temps qui m'avait tant fasciné dans son œuvre. Sur ce travail en particulier, j'étais arrivé à la la sensation laissée par le travail de cet artiste qui avait peint de gigantesques monochromes entièrement gris en se servant de mélanges infinitésimales de noir et de blanc. Un travail surréaliste sur la disparition du temps et du faire. Au final, on n'y voyait que de grossiers aplats laissant à penser qu'ils avaient été peints au rouleau. L'idée qu'il est pu tromper à ce point le regard était extraordinaire.

 

Il me semblait que BERGSON évoquait ce même sentiment dans son ouvrage « matière et mémoire », à un endroit précis du texte où il est question de l'impossibilité de figer le temps perceptible. Je voulais que le carré bleu sur le miroir donne la même impression alors que je l'avais peint derrière et qu'il m'avait fallu gratter entièrement le teint. Ce qui s'était révélé long et pénible.

 

Dans les niches, plus intimes, j'ai disposé mes « mesures poétiques » consacrées à Bachelard. Là aussi, sur ce travail, j'étais revenu plusieurs fois en découvrant par hasard la possibilité de creuser l'espace de mes compositions pour donner au bleu une profondeur inouïe, cette même profondeur insondable dont parle l'auteur dans « l'air et les songes ».

 

A l'entrée, une couveuse à livre, en cube parfait où pas une feuille de papier jauni ne dépasse.

 

En haut, avec une certaine majesté, rayonnait le grand carré vacillant de mon installation « Signe / Paysage / Lumière », symbole du ciel, cerné par les traits des nuages. Devant l'onde, dans le miroir, rehaussée par la présence des montagnes qui se reflétaient dedans. Sur les murs, juste à coté, mes grandes partitions de musique marquées de petits carrés dessinés pour signifier des « humeurs atmosphériques ».

 

Ma maison esquissée dans un bloc de mosaïque et la vie qui va avec en cube de pyrite...

 

J'y voyais clair. Je pouvais envisager la suite.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

(1). Série des « Dialectiques »

 

(2). Georges Bataille. « Le bleu du ciel ».

 

(3). Jean-Michel Maulpoix. « Une histoire de bleu ». Paris. Mercure de France. 1992.

 

(4). Dictionnaire des symboles.

 

(5). Wassily Kandinsky. « Du spirituel dans l’art ».

 

(6). Série des « Dialectiques ».

 

(7). Série des « Alphabets ».

 

(8). Série des « Symphonies » & des « Cultures de livres ».

 

(9). Martin Heidegger. « Le principe de raison ».

 

(10). Série des « Compositions au bleu(s) & feuilles de livres décantés ».

 

(11). Henri Bergson. « Matière et Mémoire ».

 

(12). Série des « Lumières de mémoire ».

 

(13). Jean-Michel Maulpoix. « Le marchand de couleurs ». Paris. Mercure de France. 1992.

 

(14). Jean-Michel Maulpoix. « Le regard bleu ». Paris. Mercure de France. 1992.

 

(15). John Ashbery. « Voyage dans le bleu ». Cité dans le catalogue de l’exposition « Azur ».

 

Paris. Fondation Cartier pour l’art contemporain. 1993.

 

(16). Gaston Bachelard. « L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement. Paris. 1943.

 

(17). Paul Claudel. « Conversation dans le Loir-et-Cher » (1935). Œuvres en prose. Gallimard.

 

(18). Jean-Michel Maulpoix. « Une histoire de bleu ». Paris. Mercure de France. 1992.

 

(19). Olivia Alberti. « Bleu silence ». Nice. Les éditions du Ricochet. 1997

 

(20). Série des « Bleus/Silence ». Synthèse de notes.

 

(21). Série des « Ombres ».

 

(22). Anne Bragnance. « Le règne du bleu ».

 

Catalogue de l’exposition « Sublime indigo ». Marseille. 1997

 

(23). Nicolas Charlet. « Bleu ». Regard sur l’art. Edition de l’amateur.

 

(24). Série « Ouverture-Lumière »

 

(25). Série « Entre-Lumière ».

 

(26). Série des « Eidétiques »

 

(28). Série des « Ecritures-Lumière ». G. Néret. Matisse.

 

(29). Série des « Paysages-Lumière ».

 

(30). « La mesure de la surface ». D’après J. P. Jouffroy. La mesure de N. de Staël.

 

(31). Série « Architecture-Ciel »

 

(32). Maurice Merleau-Ponty. « Phénoménologie de la perception »

 

(33). Série des « Temps-Lumière »

 

(34). Dictionnaire des symboles

 

(35). Série des « Volumes en moins »

 

(36). Série des « Chambres »

 

(37). Série des « Improvisations de la vision »

 

(38). Série des « Intérieurs orientés »

 

(39). Miro. Extrait des cahiers

 

(40). Série des « Stigmates »

 

(41). Série des « correspondances »

 

(42). Série des « géométries éphémères de la lumière »

 

(43). Série des « Signes / Lumière »

 

(44). Série des « peintures-poèmes » & « Mesures poétiques ».