Le carré dans l'art

 

 

De Léonard de VINCI à Guy de LUSSIGNY

 

Au delà des principes platoniciens et pythagoriciens définis dès l'antiquité, et largement repris à la Renaissance, malgré une syntaxe demeurée clairement obscure, il est désormais tenu pour acquis que le carré symbolise la terre et l'homme dans sa quête incertaine, dans ses vœux pieux d'immortalité comme dans ses imperfections. Il incarne donc un principe de vie englobant à la fois une quintessence épiphanique mais aussi la plus grande des désillusions.

 

 

 

 

Kasimir MALEVITCH, après s'être littéralement approprié le carré, après s'être même donné au carré dans son autoportrait totalement abstrait, va se voir contraint à la fin de sa vie de revenir à une figuration respectable, pour éviter l'exil en des terres gelées bien inhospitalières.

 

 

Au rythme des « Boogie-woogies » new-yorkais qui l'emporteront et qui marqueront ses dernières œuvres d'un tressaillement baroque, Piet MONDRIAN pouvait-il imaginer un instant que d'autres prolongeraient cette transe picturale dans des mouvements étudiés de capillarités maîtrisés par la puissance cosmétique.

 

 

 

Combien de carrés peints et combien de chimères ? Des centaines de milliers probablement s'étiolant dans la dispersion en une nuée de paillettes moléculaires. Des carrés, en veux-tu, en voilà, à profusion, de ceux du septique plongé dans l’algorithme à ceux du démiurge joyeux.

 

 

 

 

Des carrés à n'en plus finir renfermant toutes les propriétés de cette forme parfaite, entre lyrisme et mysticisme, dans une culture saturée d'images dont la lisibilité propre à la surabondance ne peut qu'engendrer une perception de surface, entre désir et convoitise.

 

 

 

 

Pourtant, entre 1970 et 2001, en l'espace d'une trentaine années, Guy de LUSSIGNY l'a vécu comme une respiration, évacuant progressivement un dispositif représentationnel auquel le rétinien distant pouvait encore faire semblant de se raccrocher.

 

Trente années à peindre des carrés, avec la patience d'un VERMEER au rythme de la ligne. Le carré devenu au fil des jours un existentialisme en soi, une écriture du temps. L'artiste a poussé l'expérience jusqu'à la limite, jusqu'à la nécessité impérieuse de sa répétition obsessionnelle et quotidienne.

 

 

 

 

Si pour l'homme pressé par le sens, un carré est un carré, pour Guy de LUSSIGNY, il est un tiroir à secret, une porte, une fenêtre, un toit, une architecture grandiose, un exil de la peinture, un voyage. Celui « de la forme la plus stable qu'ait inventé l'esprit humain » dira-t-il.

 

Entre apparence et apparition du carré, qu'a voulu voir le peintre du monde, qu'en a-t-il retenu ?

 

 

 

Le souvenir d'une harmonie frappante, une justesse.

 

Peut-être une vision ralentit pour regarder son intensité même se dessiner sur la rétine puis à l'intérieur de l'homme comme une équation, une symphonie, une procession

La poésie, je vous l'accorde, permet d'accéder au peintre mais elle n'explique pas le choix du carré, au mieux, elle l'excuse de son hermétisme.

 

Vous peignez ? Oh !! Des carrés ? Ah...

 

A l'évidence de celui qui voudrait poser des mots sur l'énigme répond d'abord le silence que la forme enchâsse et enlace, avec équité, un modèle de calme et de sérénité.

 

Dans les toiles de Guy de LUSSIGNY « règnent le mystère, comme le témoignage murmuré d'une aventure intérieure, presque une expérience mystique. Univers où il s'agit moins de cueillir, de rechercher ailleurs son bonheur que de se recueillir, de se trouver soi-même ».

 

La forme carrée aura au moins permis à cette pensée enclose de ricocher.

 

 

 

Les artistes éprouvent depuis des lustres, et c'est un fait incontournable , le désir de lui rendre hommage comme un sujet à part entière. Josef ALBERS en 1950 invente une série comprenant des centaines de déclinaisons, comme triomphe de cette forme auratique, augmenté par la couleur seule.

 

L'artiste ouvre ses compositions en fuite et en plan comme des fenêtres de champs colorés, comme des plateaux pour servir les innombrables associations spectrales et démultiplier les possibilités d’interaction entre les nuances. Les couleurs se meuvent et se fondent les unes dans les autres. L’interaction puissante provoque des phénomènes d'illusions optiques, laissant le sentiment d'espaces qui se creusent sous l'effet du regard croisé.

 

ALBERS oppose à la mimétique et à la reproduction du réel les premières expériences de vision participative. Les carrés d'ALBERS jouent et se jouent de la stabilité de l'alignement optique comme base de l'interaction entre représentation et sensation. Jo DELAHAUT dans les années 50 révélera ses mêmes principes dans des œuvres particulièrement minimalistes fondant ainsi les prémices d'un art d'une géométrie sans compromis.



 

Il est Impossible d'ignorer la généalogie du carré que ces artistes empruntent : Celle de la fenêtre ouverte à la Renaissance.

 

Métaphore géométrique-optique qui situe précisément l'homme au milieu de son monde pour mieux le reconstruire.

 

Jusqu'à GIOTTO, au début du 15e siècle, c'est peu ou prou l'histoire sainte et la substance du sacré qui donnaient sa signification au monde. Tout juste s'esquissait une hypothétique idée du carré dans le trône céleste des « Maesta » (Vierge à l'enfant)

 

 

Jusqu'alors, l'existence des choses du monde était d'ordre onto-logo-théologique. Un principe transcendant, (un Dieu ou des Dieux), était considéré comme l'origine et la fin de l'existant.

 

L'homme durant ces temps n'était pas la mesure de toute chose, il n'était pas placé au centre de son monde, il demeurait soumis à un Sens ou une Loi qui le précédait.

 

L’icône, acentrée, sans point de construction terrestre en sera un modèle parmi d'autres. Au dessus des hommes régnait le cercle transcendant.

 

La seconde période fondamentale qui s'ouvre avec la Renaissance ,comme une cassure progressive, est marquée par une perspective radicalement nouvelle : Le projet d'émancipation de l'homme, c'est à dire la volonté de placer la créature au centre de la création et de la rendre créatrice à l'instar de son créateur.

 

Celui que l'on baptisera homme moderne, sujet pensant par lui-même prend son destin en main pour écrire sa propre histoire et ne plus s'en remettre à l'autorité du GRAND AUTRE, Père, fondateur et détenteur du Sens.

 

Contre le hiératisme propre à la peinture d’icône, l'entrée en modernité est marquée par la redécouverte de la perspective, la profanation scientifique et la désacralisation de l'univers.

 

L'homme désormais au centre de son monde créé l'espace d'un point de vue (et donc de fuite) dont l'usage dessinera une fenêtre.

 

Le cercle et le carré constituent dès lors les fondements permettant d'inscrire le monde avec comme mot d'ordre la recherche d'un point d’équilibre.

 

 

 

Platoniciens, Pythagoriciens et Aristotéliciens avaient contribué à asseoir d'une façon objective la syntaxe d'un alphabet des formes associé aux chiffres dans lequel le carré trouvait une place précise. Une écriture donc qui « pour passer du visible au lisible supposait la connaissance d'un code et son apprentissage ». Les artistes qui s'en inspirent comme Gerhard HOTTER appliquent-ils littéralement ce code ou le considèrent-ils comme le point de départ d'une liberté d'interprétation ?

  

Les premières applications prennent corps dans un espace architectural concret réactivant les principes prédéfinis de l'antiquité. Le plan orthonormé et le nombre d'or déterminent l'ossature des compositions peintes dès les premiers temps de la Renaissance.

 

 On mesure l'importance du carré comme outil de construction de l'espace.

 

 

Dans « La chasse » de Paolo UCELLO, datée de 1460, la scène s'inscrit dans une perspective très centrée à un point de fuite quadrillée par 3 carrés disposés à intervalle régulier des arbres sur la base de la ligne d'horizon.

 

 

Le carré n'est qu'un élément de construction. Il est généralement combiné aux autres formes élémentaires comme le cercle, le triangle et le rectangle. On observe dans « l'école d'Athènes » de RAPHAËL datée de 1510, le jeu complexe qui permet de les associer : La présence du carré, son couronnement par l'arc de cercle au rythme des colonnades rectangulaires et du double triangle architectonique de la composition.

 

On retrouve le carré sous ses formes dérivées, le losange, le trapèze dans des détails architecturaux comme les carrelages en fuite ou les fenêtres optiques d'études (...)

  

Ce dispositif restera invariablement le même jusqu'à la révolution romantique annonçant l'effondrement du continuum de la surface peinte. Les pionniers de l'abstraction et les minimalistes américains s'empareront du vocabulaire élémentaire pour contrarier un certain récit épique de l'art par un retour autoritaire aux sources.

 

 

 

Sol LEWITT reprend le dispositif avec ces 6 figures fondamentales qui viennent s'inscrire dans le carré. Pour l'heure, nous considérerons que le carré, comme fenêtre, est un moyen de fixer les limites d'un territoire de perception, donc un extérieur.

 

 

 

 

Aurélie POINAT prolonge cette tradition avec ses intérieurs architecturaux, compositions dépouillées installant le vide dans des boîtes. Les carrés de mur fixent l'équilibre d'une composition et sa recherche en tout point, contre la démesure et l’incontrôlé des songes et des passions. Toute une tradition picturale s'appuiera sur la base du carré pour contrarier ou préexister au « jaillissent pictural ».

 

 

 

le carré doit d'abord être considéré comme une « forme fondamentale de mesure de l'espace dans la peinture ». Le carré comme mesure de l'équilibre et équilibre de la mesure, première conclusion, donc.

 

 

Aurélie POINAT commence par peindre de nombreuses scènes d'intérieur pour y installer une absence et un vide frappant. Progressivement, dans la déambulation, l'artiste a fini par orienter son regard. Elle resserre sa vision, réduit l'espace et semble en extraire un détail. Mais quelle signification donner à ce détail ?

 

Il convient aussi de considérer le carré comme un point de fixation de l'acuité du visible et le début d'un exil, un retournement, une introspection.

  

Il y a très certainement là une correspondance énorme avec l’œuvre fondamentale de VERMEER, « l'atelier » ou « l'allégorie de la peinture ». (1665 / 1667)

 

 

On peut observer dans l’œuvre un peintre de dos commençant à esquisser Clio, la muse de l'histoire. Mais l'artiste semble s'en détourner. Il installe un décor et sur le mur du fond une carte si bien reproduite que l'on croirait se trouver devant la carte elle-même.

 

 VERMEER ne représente plus son apparence, il la signe comme un cartographe qui s'émerveille de la contemplation qu'offre désormais les mystères de la science. Cette carte est comme une fenêtre qui s'ouvre sur l'inconnu et sur la nécessité de le découvrir. Vermeer en fait une « nova descriptio », une nouvelle description de l'univers, un « miroir de l'âme » et une conscience de l'existence. On a commencé à aimer VERMEER dès que l'on a compris que le véritable sujet de l'artiste n'était pas le rapport des figures entre elles, mais la lumière, celle qui vient de l'espace et celle qui émane de la matière. Il faut la rechercher, loin de la lumière aveuglante du jour, dans le creux de cette perception, dans les plis qui suintent de la carte et dans les gouttelettes irradiées de cristaux du voile qui ouvre la scène. Le temps est comme suspendu par l'aspiration pigmentaire de la lumière. La lumière cartographiée est le fondement de cette introspection et de cette immersion dans le silence. L’œuvre monumentale n'a d'autres correspondances que le passage elliptique et permanent de l'infiniment petit vers l'infiniment grand.

  

VERMEER considère la peinture comme un œil augmenté, comme un désir de « voir plus », un ici et simultanément un ailleurs...Au delà d'un schéma narratif.

 

Dans ce basculement, la fenêtre s'ouvre aussi sur un monde d'intériorité.

 

Dans cette composition d'Ode BERTRAND, une carte, comme un labyrinthe, attire irrésistiblement notre œil vers le centre de la composition. La fenêtre s'ouvre comme un vertige. La représentation du réel est augmentée par une approche du réel lui-même, un mur d'aspiration, une mise en abîme. Si la peinture de VERMEER ne traite de l'histoire qu'en surface, la géométrie n'est qu'une apparence de l'abstraction. Cette surface ne raconte rien en soi, elle est. Elle nous invite en revanche à nous convaincre qu'une vie intérieure en suit la mesure et la cadence.

   

La référence fondamentale est à rechercher dans les emblèmes des Atalantes fugitives de Michel MAÏER datées de 1617. Dans les deux esquisses, le carré apparaît sous deux inclinaisons différentes :

 

 

Dans la première, la numéro VIII, le carré figure sur le carrelage en fuite et dans la fuite du tunnel où se profile un ailleurs, un cheminement annoncé par la conque matricielle, l’œuf de la vie que l'homme au premier plan s’apprête à fendre.

 

 

Dans la seconde, la numéro XXI, le carré est contenu dans la base d'un triangle, fermé en partie supérieure par une des deux pointes d'un compas. Un premier cercle cerne le motif en périphérie, un second est enclos dans le carré, comme un œuf encore, renfermant une substance de l'existence : la présence d'un homme et d'une femme.

 

Enclosure de l’œuf qui féconde la vie, lui-même contenu dans le carré.

 

 

Michel MAÏER répondait ainsi à un autre maître de la Renaissance  : Dans son troisième autoportrait, daté de 1500, le plus pénétrant, Albrecht DÜRER émerge des ténèbres, telle une apparition.

 

Dans un plan orthonormé, frontal, il pose sans autre artifice un regard scrutateur sur le monde. Il s'observe dans un miroir pour se restituer par la peinture.

 

Ce n'est qu'en 1516, à Murano (où aujourd'hui on nous vend un verre qui vient de Chine), que l'on parviendra à fabriquer des miroirs en verre plan c'est-à-dire plat, tels que nous les connaissons.

 

C'est donc à partir d'un miroir convexe, donc d'un miroir en forme d'œil que le maître a restitué, face à la déformation, l'exactitude des proportions de son visage, y compris le propre globe de ses yeux.

 

Et le vertige ne s 'arrête pas là : Dans l’œil de droite, une analyse révèle la présence d'un signe peint : Un motif schématisé ressemblant à un triangle qui semble être le reflet de la croisée de son manteau. A l'intérieur, un carré comme dans l'emblème XXI.

 

Par cette analogie, DÜRER élève métaphoriquement cet organe au rang de fenêtre et donc de miroir de l'âme. « L'homme doit conserver toute sa vie à l’œil, c'est à dire à l'esprit ».

 

Par cette correspondance de la pensée et de la vue, l'homme de la Renaissance est le gardien, le témoin de ses origines.

 

Le carré apparaît dès lors sous une autre dimension : Il n'est pas seulement « instrument de mesure de l'espace, il participe à l'échafaudage du fluide de la vie ».

 

Dans ce rapport se dessine la substance en germe de ce qui fonde, mieux encore de ce qui féconde l'expérience du regard du peintre.

 

Dans cette architecture de la pensée, l'infini se profile, comme un voyage.

 

 

Chez Sato SATORU, il nous faut percer et dépasser l’éphémère du seul visible pour deviner le processus qui permet d'atteindre ce fluide, cette substance.

 

L'analyse du seul visible est une déception, une démonstration absurde. Il convient de rechercher dans le processus le rituel qui permet l’apparition.

 

« Le carré, élevé comme une verticalité. A la traversée des labyrinthes et des ponctuations du corps, le carré se révèle à l'esprit ».

 

Hommage au carré de l'esprit.

 

Par ce petit détour dans les eaux alchimiques des origines, nous en arrivons à l'homme de Vitruve. En 1489, Vinci achève son travail sur l'étude des proportions du corps en réactivant l'héritage de l'antiquité. Dans son célèbre « Homme de Vitruve », L. de VINCI inscrit son modèle et protecteur Ludovico SFORZA dans deux formes géométriques élémentaires, opposées et emboîtées : Le cercle et le carré.

 

 

De son nom, étude des proportions du corps humain selon Vitruve, véritable symbole de l'humanisme où l'homme est considéré et apparaît comme le centre de l'univers. Pour VINCI, ce dessin, témoignage d'un calcul géométrique, est l'épistémè de la compréhension des principes fondamentaux qui président à l'apparence aléatoire de la vie. L'harmonie des proportions ne peut avoir comme équivalent que l'harmonie des proportions de tout l'univers. Les mesures de l'homme sont ordonnées par la nature :

 

Le Carré symbolise la terre. Le cercle symbolise l'univers.

  

Par leur parfait emboîtement, l'homme démontre son appartenance à la matière et à une dimension hors du temps et de l'espace. Si l'homme est d'essence divine, il est une somme de perfection et c'est ce mouvement entre l'essence et la somme que VINCI va s'employer à résoudre sans faillir. La divine forme humaine est enclose dans le carré. Elle engendre le cercle.

 

Dans cet héritage, le carré finira par être défini comme une forme à la fois déicide et thaumaturge.

 

Déicide, pour avoir marqué de son sceau la décapitation de « l'auréole du sacré ». En signant le carré blanc sur fond noir en 1915 et le carré blanc sur fond blanc en 1917, MALEVITCH, entend, par cet acte limite, ce degré zéro de la forme, enterrer les petits coins de nature et les Vénus impudiques.

 

 

L'expérience des pionniers tire un trait sur le phénomène de la représentation vécu comme l'illusion mensongère de la traduction de l'existence du monde et des hommes. Le carré apparaît alors comme dépouillé de toute souillure et nombreux seront les artistes, révolutionnaires, constructivistes, utopistes et ouvertement iconoclastes à s'engager dans cette voie. Clairement donc, la forme pure du carré, plus qu'un renoncement est le signe d'une purge qui jette aux oubliettes plusieurs siècles de tradition picturale. Pour MALEVITCH, la fin sera tragique, lui que l'on oblige à revenir à la figuration pour assurer son salut. Le carré, au début du siècle et les quelques formes élémentaires qui l'accompagnent, s'affirme comme la forme transcendante la plus aboutie d'une modernité radicale lavée de tous les Dieux que l'homme s'inventait encore.

 

Clairement, le suprématisme de MALEVITCH, le néoplasticisme de MONDRIAN ne sont pas des manifestes de décoration mais les embryons d'un monde à bâtir. Plus encore pour MALEVITCH, la peinture est la prophétie qui permettra par la décomposition et le passage à « l’œuvre sans objet », de tendre vers la construction plastique pure et donc vers la seule œuvre « réaliste », parfaitement indépendante de toute qualité imitative, de toute émotion et de toute cervellité. C'est en ce sens que MALEVITCH voit le carré comme naturaliste et d'essence fondamentalement artistique. Toute autre représentation est un travestissement, un ternissement et une gesticulation inutile. Le message est clair quoique un rien hygiéniste. Pour lui, l'art n'est pas d'essence humaine, il le dépasse. La vocation de l'homme sur terre ne serait donc que d'en témoigner en recréant des correspondances entre la forme et ses composés. 

 

Comme les peintres d’icônes en leur temps, faisant le vide autour d'eux...

 

Le carré, devenant à son tour forme acheiropoïète, non faite de main d'homme, permet de construire le monde. Il se suffit à lui-même.

 

Autre renaissance, autre conquête, autre tabula rasa. Le carré ne signifie rien, il est.

 

Sans quoi le monde serait impossible.

 

La leçon est dure mais elle est limpide : Avec le suprématisme, le pictural se libère enfin de toutes servitudes pour s'envoler vers l'infini.

 

Le carré, niant l'objet comme la figure, porte désormais le poids de la nouvelle construction du monde.

 

Forme de l'absolu, déicide pour un temps mais aussi thaumaturge, affirmant l'art non comme une représentation du monde mais comme un « art-monde » désormais capable de le guérir et de le sauver. Le carré, telle une main, tel un chrisme.

 

A la fenêtre de la Renaissance, la lecture thaumaturgique du carré a permis d'ouvrir une autre voie.

 

Le carré illustre le monde terrestre et sa matérialité dans lequel vient s'inscrire l'homme.

 

Revenons un instant sur DÜRER et sur l'une de ses œuvres gravées : « Mélencolia » : datée des années 1513, 1514. Mélencolia illustre très certainement une facette du tempérament humain. Il nous faut comprendre cette femme pensive, ailée, comparable à une héroïne, prisonnière de ses pensées, un compas à la main, comme une personnification du doute et de la réflexion.

 

 

L’œuvre est dense, foisonnante de détails nous renvoyant inévitablement à l'érudit penché sur l'étude des mystères du monde. Elle s'entoure de tous les outils, de tous les symboles, de toutes les figures représentant les possibilités créatives de l'humaine condition, dans un enchevêtrement presque inextricable de lignes. Mélencolia est une allégorie du pouvoir de la science et de la contemplation. Le monde d'ici-bas apparaît comme un monde de réflexion chaotique et frénétique personnifié dans une dialectique entre renoncement et obstination. Au dessus d'elle, figure le carré magique, comme une clef, comme un indice d'une issue possible.

 

Les chiffres trouvent leur place de 1 à 16. A chaque fois la somme est identique sur les lignes, les colonnes et les diagonales : 34.

 

 

L'équilibre des additions autorise une opération de déplacement en plan sur l'espace de la toile. Les carrés de Geneviève CLAISSE balisent avec une certaine autorité visuelle un jeu de lignes suggérant une amplitude scripturale, une ponctuation qui révèle un rapport étroit entre le dessin au trait et la couleur.

 

Au déplacement se juxtapose l'étirement, jusqu'à la torsion.

 

Contre l'autorité de la géométrie frontale du carré créant une illusion de profondeur permettant de creuser l'espace de la représentation, Gaël BOURMAUD oppose et déploie une tension à travers un questionnement sur les limites du « tableau-objet ».

 

L'artiste met en évidence le carré et sa déformation comme une réalité concrète dans l'espace plan de la représentation.

 

Le carré associé à son support est soumis à un déplacement, un étirement, une torsion qui peut aller jusqu'à l’éclatement. En créant un nouveau plan de perception, en ouvrant le mouvement à l'apparition d'une nouvelle structure, l'artiste interroge avec acuité ce modèle en opposant au schéma illusionniste de la représentation de la forme un espace construit.

 

John CARTER finit par contourner la seule illusion suggestive de la profondeur en y incluant la réalité volumétrique de l'objet. En fragmentant ses supports par des découpes, il créé une dimension supplémentaire de perception. Les inclinaisons de la lumière sur les fentes et les creux modifient l'espace représenté du tableau, espace plan qui peut être lui-même représenté en fuite. L'artiste instaure concrètement un dialogue subtil entre peinture et sculpture, entre réalité du volume et illusion de la forme traditionnelle. Le caractère de l’œuvre oscille entre deux polarités : « La chose et la surface de la chose ». 

Dans le prolongement de ces œuvres, avec Norman DILWORTH et Hilde VAN IMPE, l'éternité de la syntaxe mathématique se charge de la fugacité, de la temporalité de la rupture et de la brisure et de la durée de la minéralité du matériau, l'acier et le marbre.

 

Le carré existe désormais comme surface expérimentale en soi et réalité sensible à approfondir. Néanmoins, le carré noir prophétique a mal vieilli, voyant l'aplat parfait de son teint se rider inexorablement.

 

 

Peut-être que la vocation de l'artiste engagé dans cette voie reste de le ressusciter coûte que coûte. Sol LeWITT comme Robert RYMAN se sont faits les gardiens farouches de son identité. RYMAN fige le carré dans son absolu, présence nue sur des murs blancs, seulement souligné par des ombres, des cadres ou des attaches sombres.

 

 

Le carré a traversé la conscience de l'homme depuis son origine. Les structures élémentaires blanches, osseuses, en creux, nous plongent dans son fondement. Le carré est squelette en même temps qu'il est chair. Les structures des compositions répétées sont le révélateur de leur exactitude. Elles prêtent une durée aux choses. Elles sont ce qui rend l'invisible visible.

  

A l'origine, il y a l'équation par laquelle la forme première advient. Puis l'ossature se couvre de lignes, se pare, s'habille tel un manteau délicat révélant le « caressant de la géométrie », une inclinaison particulière, une tonalité que l'on observe dans l’œuvre de Jocelyne SANTOS

 

 

Le carré se fait aussi instrument de séduction, fleurtant avec les tentatrices babyloniennes, dansant en courbes colorées comme une conspiration sentimentale dans l’œuvre de Frank STELLA.

 

Comment le carré, malgré son incorruptibilité substantielle, aurait-il pu résister à l'appel de la couleur, cette sirène qui l’entraîne dans un tourbillon par son chant mélodieux...

 

 

Séduction, envoûtement même, lorsque Bridget RILEY le transforme en secousses corporelles dont on ne ressort pas indemne. Le corps tout entier est pris d'un tressaillement.

 

 

Hans GLATTFELDER pousse plus loin encore ces expériences de vision participative par un constructivisme méthodique de l'espace de la toile par l'emploi de systèmes et de données mathématiques.

 


 

Carlos CRUZ-DIEZ nous émeut par le jeu rétinien savant du positionnement des lamelles qui modifient les spectres de couleurs.

 

 Au regard des expériences qu'offrent désormais les potentialités du numérique, les jeunes artistes, à l'image d'Arthur DORVAL, seront encore nombreux à réjouir nos sens par cette aspiration dans les zones limites de perception que permet notre regard.

 

 

Comme le révèle VARINI, la justesse n'est jamais loin du précipice de l'égarement, du débordement et de la tentation du travestissement.

 

Le carré est aussi une anamorphose optique, apparaissant et disparaissant, replongeant dans les exacerbations du signe baroque dans l’œuvre de VARINI, sur les traces de VASARELY. Carré fragile jouant et se jouant en permanence de sa sourde origine.

 

 

Nous sommes comme happés par les multiples expériences qui revisitent le carré en manifeste. Avec ses carrés d'étain, l'artiste Carl ANDRE, légende de l'art minimal, s'approprie le motif, le répète pour le disposer au sol dans un emboîtement parfait.

 

 

Daniel BUREN les redresse et les échafaude dans ses « Cabanes éclatées », en damier.

 

Le carré finit par s'envoler dans les multiples dimensions, dans les néons colorés de Dan FLAVIN, dans les chromo saturations et les « skyspace » de James TURRELL pour devenir une abstraction zen et pacifiste.

 

 

Le carré aura aussi été gagné par la fièvre frénétique et ostentatoire. Le carré devenu sigle, marque, mutation, chiffon, ballon, le carré superstar comme au temps d'Andy WARHOL.

 

 

Les dernières dialectiques sont les plus époustouflantes.

 

D'un coté, Norman DILWORTH qui se bat contre la pesanteur de l'acier pour en révéler la dimension aérienne.

 

 

De l'autre, Elias CRESPIN dont les vols fragiles de carrés restent soumis aux complexités scénographiques de la gravité.

 

 

D'autres artistes se contentent de remonter le temps, d'inscrire le carré dans les mythologies du quotidien, dans l'anfractuosité de la pensée discrète, loin des grandes autoroutes de la communication.

 

Carré-autre, carré-altérité, carré pensé par et dans la différence originaire.

 

 

Certains ont marché suffisamment loin, vers d'autres cultures pour en ramener une synthèse paisible. Dans d'autres cultures, on observe depuis la nuit des temps la germination et la prolifération invraisemblable de ce même motif multiple sans modèle de comparaison visible. Fresques de Mosaïque, monochromes où s'insinue de temps en temps un rejeton de couleur. Hasard de la mauvaise manipulation ou envie poétique ? Dans les basiliques byzantines, quelques résidus de couleur se trouvent emprisonnés dans l'or. Notre culture occidentale les ignore considérant ces carrés hiéroglyphiques comme des anomalies décoratives. Ces mêmes signes que l'on retrouve pourtant dans l’œuvre de Paul KLEE et de W. KANDINSKY.

 

 

On se souvient du terrible verdict de Georges BATAILLE à propos de l’œuvre de VAN GOGH dans son essai sur l'astre solaire qui finira par consumer l'artiste dans un ultime geste sacrificiel sans retour.

 

L'auteur dit que V. VAN GOGH s'est donné au soleil.

 

Dans son enfermement, dans cette solitude, sur ce sol aride, sur cette terre, dans cette chambre, derrière ce carré, celui de la fenêtre à barreaux de sa chambre, VAN GOGH n'a plus été capable de trouver la ressource pour affronter l'or des blés et la force en lui de demeurer en face de l'astre.

 

 

La réconciliation entre le carré fertile de la terre qui donne ses fruits au monde et la sphère de lumière, Wolfgang LAIB le rejoue comme un rituel en tamisant son irradiation sur les hommes en quête de spiritualité avec du pollen de pissenlit, récolté à la main, comme un remède.

 

Quand Aurélie NEMOURS travaille le carré, elle travaille dedans, « déconstruit, recomposé sur le thème du silence, de l'origine et du commencement », donc consciente de la fin, comme un alpha et un oméga.

 

 

Quand Aurélie NEMOURS travaille le carré, elle travaille dedans, « déconstruit, recomposé sur le thème du silence, de l'origine et du commencement », donc consciente de la fin, comme un alpha et un oméga.

 Plongée, glissement dans l'entre pour creuser, toujours plus profondément et dans la remontée, mesurer et se mesurer aux « rythmes du millimètre ».

 

 

Aucune concession à la courbe, aucun intrus en diagonal, les seules verticales et horizontales ne sont bombardées que par les exigences de l'ascèse. Sur le site de la galerie, on peut lire la citation suivante : « L'art est peut-être une des voies humaines les plus nobles. Une voie dans laquelle on peut essayer de dire l'espoir, le progrès, la marche sans fin de l'homme sur la terre. Le seul vrai et unique programme : le fait que l'homme doive marcher ».

 

La force de l’œuvre d'Aurélie NEMOURS réside dans le fait qu'elle a appliqué ce qu'elle a dit en tissant patiemment un programme sans faillir. Aurélie NEMOURS a tenu debout face à l'exigence et la définition même du carré ; Le carré comme métaphore d'une marche sans fin de l'homme sur terre.

 

Ce qu'il convient d’appeler désormais un langage de l'être est une position fragile à tenir, un terrain jonché d'illusions, une extraction permanente. La répétition advient alors, comme un moyen d'étirer le temps vers une économie de moyen, un « épurement ». La révélation d'une sagesse évidente se dégage alors de cette progression...

 

Ode BERTRAND, face à l’œuvre d'Aurélie NEMOURS entrevoit une correspondance étonnante dans l'hypogée du carré.

 

 

A l'évidence, face à l'aplat qui affirme la forme sans détour chez Aurélie NEMOURS, l’œuvre qui prétend « amener le chaos dans l'ordre » est une douce subversion, d'abord par un trait devenu une cosmogonie évidente, ensuite par une couleur qui ose travestir le plan du carré en le faisant basculer dans l'espace plan de la toile !

 

Pour celle qui fut l’élève et la confidente d'Aurélie NEMOURS pendant 35 ans, on peut sourire en coin de cette correspondance silencieuse.