Alain-Jacques Lévrier-Mussat

 

 

 

 

 

 

 

« éther »

 


 


 


 


 

« Sans la contemplation,

 

la connaissance ne serait rien ».

 


 

Je ne me souviens plus qui a écrit cela.

 

Probablement un ami bien éclairé,

 

capable de lire dans mes pensées.

 


 


 


 


 

Je me suis représenté tel le « merle blanc » d’Alfred de Musset, en tenue de nuit, un bonnet sur la tête, au fond de mon atelier. Comme tout volatile, je suis sur le qui-vive, le regard inquiet. Je tourne la tête en arrière et je me penche sur mon passé. Qu’ai-je fait de toutes ces années ? Je finis d’évider un énorme grimoire que j’avais préalablement scellé à la soude avant d’y déverser un mélange liquide douteux. C’est bien mon portrait. Il a vingt ans déjà. J’ai blanchi, comme Roman Opalka dont l’œuvre ne cessera de me hanter.

 

Sur une étagère devait traîner une bouteille d’un bleu enivrant...

 

D’un bleu si dense qu’il aurait pu inspirer le « rien » de Gaston Bachelard, « un rien profond » qui avait généré « une profondeur bleue ».

 

Cette bouteille au pouvoir d’un athanor d’alchimiste renfermait une essence incolore hautement réactive et odorante susceptible d’endormir les corps et les âmes, de transmuter presque instantanément la matière vivante, de la faire passer d’un état à un autre.

 

Je suis attaché à l’image de cet étrange laborantin entouré d’outils, d’éprouvettes et d’instruments de mesure

 

Il est le témoin de toutes les phases d’une expérience artistique jalonnée par les mystères de la science.

 

Le merle ressemble à « Melencolia », la célèbre gravure de Dürer, datée de 1514. On y observe un personnage ailé, assis, se tenant la tête, semblant s’interroger sur les mystères du monde, lui aussi entouré de toutes les allégories du savoir qui pour l’heure ne semblent pas suffire à résoudre l’énigme des origines. Pourtant, dans l’œuvre aux mille évocations figure la clé de la connaissance dans le carré magique qui se trouve placé juste au dessus de lui.

 

Ce qui est à comprendre est d’abord à contempler.

 

Tout ce que j’ai entrepris dans ma démarche d’artiste n’était qu’une sorte de prémonition. L’éther fut le détonateur d’une suite de coïncidences innombrables.

 

La première d’entre elles fut une rencontre avec le bleu qui dans l’esprit de chacun n’est qu’une couleur à la résonance prodigieuse.

 

Yves Klein et Michel Pastoureau, pour ne citer qu’eux, sont passés par là. Le premier en a sublimé la dimension mystique. Le second a ratissé son histoire et sa symbolique.

 

Pour ma part plus modeste, j’ai entrevu le bleu comme une anomalie et je me suis engouffré dans cette faille.

 


 

L’origine de mes recherches artistiques est précise. elle repose sur l’énigmatique densité lumineuse de l’aluminosilicate de sodium polysulfuré, un pigment bleu outremer qui a les apparences chromatiques de la bouteille d’éther. Mais pas la même origine.

 

Contenu dans une cuve en grande quantité, la vision en plan du pigment dessinait une rondeur crénelée, presque lunaire. Je me souviens du moment où je me suis penché dessus pour observer ce disque de matière soyeuse.

 

A une certaine distance, en observant la cuve de loin, dans l’obscurité de cette usine improbable, une lueur diaphane jaillissait de cette masse, esquissant un carré iridescent aux incertaines découpes, comme un puits de lumière.

 

Je me suis approprié ce bleu pour mesurer ce phénomène. Je l’ai disséqué comme le ferait un taxidermiste. Je l’ai fait bouillir, je l’ai réduit, je l’ai mélangé, je l’ai couché sur le papier, je l’ai étiré pour en faire ma propre nomenclature, notant les réactions, les variations, les gammes, les tons et les nuances. J’en ai fait mon sujet d’étude et j’ai archivé mes résidus. Cela a bien duré deux ans.

 

Additionné à toute sortes de produits translucides, à des acides, à des oxydes utilisés comme liant, fixé sur de nombreux supports allant de la toile de lin au métal, de la noblesse de l’arche à la dureté imperméable du verre, la forme carrée s’est imposée immédiatement comme unique moyen de contourner la subjectivité du geste pictural. Je ne me voyais pas le décliner autrement.

 

Les œuvres de Kasimir Malevitch, de Josef Albers et d’Hanne Darboven me confortèrent dans l’idée de réduire ce bleu à un alphabet, à un programme et à m’en tenir à l’expérience moderniste formulée par la critique. « Ne rien céder au lyrisme et s’en tenir à l’autonomie absolue de la forme dégagée de toute référence extérieure ».

 

Pour le passionné d’histoire de l’art que j’étais, cette filiation était rassurante et confortable. D’ailleurs, je ne voyais pas bien pourquoi ni comment traduire ce bleu autrement que par cette démarche linéaire.

 

Je suis donc allé très vite à l’ascèse du carré bleu et à sa sévérité.

 

Ma première obsession fut donc de décanter, de séparer, de transmuter cette apparition bleue. Il fallait que je la fixe.

 

Comment pouvais-je traduire par la peinture la densité de cette impression à la fois prégnante et instable ?

 

En relisant la « mémoire bleue », mon premier ouvrage sur la question, j’ai fait de l’impression du bleu une litanie redondante, une idole et une pale copie du phénomène. Seuls les mots avaient le pouvoir d’expliquer ce vertige. Du moins, au début.

 

Pour la première fois, je devais m’interroger sur l’acte de peindre. Peindre est une construction. C’est aussi une destruction.

 

La symbolique des « pierres d’olive » de Joseph Beuys est à l’origine des premières expériences de décantation que j’ai réalisé et dont j’ai donné le nom à mon laboratoire. La liquéfaction du pigment m’a permis de mettre au point des bains chimiques dans lesquels j’ai immergé des quantités de livres pour les transformer en briques dures.

 

Comme une mécanique en marche, je me suis à décanter tous les ouvrages qui me tombaient sous la main. Je m’en suis servi pour réaliser des compositions abstraites à partir des fragments récupérés, des cubes, des murs de feuilles et des installations architecturales plus volumineuses.

 

Martin Heidegger disait : « En toute circonstance, nous utilisons le principe de raison, nous nous y conformons, il est notre bâton et notre appui, mais en même temps à peine pensons-nous à lui pour rechercher son sens le plus propre, qu’il nous précipite dans un abîme sans fond »

 

Comme une réponse à ces actes sacrificiels ou sacrilèges, je me suis mis dans un second temps à réécrire des livres avec ces mêmes encres de décantation sur des feuilles blanches volantes que je disposais les unes à coté des autres.

 

Le livre, par l ‘épreuve du bleu devenait le toit de ma peinture. 

 

Rétrospectivement, j’analyse ces gestes comme un rituel de passage, la mesure d’un temps d’apparition et de disparition, une obsession tournant autour de la transformation violente de la matière, une recherche perdue, entre la surface et la profondeur des choses. J’ai quitté un monde pour en embrasser un autre.

 

A force d’acharnement, j’ai fini par trouvé le processus technique permettant de restituer concrètement l’iridescence du pigment par soustraction de l’un de ses composés.

 

En le fixant sur une surface transparente à l’aide d’un liant dur, je l’ai stabilisé d’une manière durable sans en altérer la densité.

 

Grace à un retrait de la couche externe, je suis parvenu à circonscrire cette luminosité par réflexion. J’étais enfin capable de reconstituer cette apparition lumineuse. J’ai alors glissé vers d’autres latitudes. Je n’ai plus seulement utilisé la matérialité dense du papier des livres décantés, j’ai exploré l’acuité de leur contenu. Les textes, les mots sont devenus autant de variables, autant de possibilités d’écrire mes carrés bleus. C’est à ce moment précis que j’ai réalisé mes  premières « compositions-lumière » dépourvues de matière avec le souci permanent que l’écriture picturale du bleu réponde à la tonalité possible d’un récit ou d’une parabole qu’elle soit d’ordre poétique ou philosophique.

 

Les textes évoquant « le bleu » pouvaient être, non pas des sujets d’inspiration parmi d’autres, mais plutôt des sonorités.

 

Il y avait bien quelque chose d’anachronique dans cette transition allant de l’utilisation de la matérialité des livres à leur contenu symbolique. Mais je n’ai jamais perdu de vue que ces mille nuances obtenues l’ont été à partir d’un seul bleu. Cette démultiplication avait pour vocation de figer la résonance de la lumière. Comme si je ne voulais pas me départir de cette épiphanie originelle. Je me suis donc perdu dans cette introversion. J’ai peint inlassablement dans le noir pour ne pas corrompre le bleu, j’ai retourné mon œil pour ne rien regarder d’autre. J’ai toujours essayé d’éviter le lyrisme des mots.

 

Évoquant pour la première fois la notion de ciel dans cette perdition esthétique, je l’ai associé à la claustrophobie, à une perception rétinienne sans adhérence. J’ai tenté de reconstruire un espace uchronique.

 

La seule donnée qui me rattachait à une hypothétique réalité, c’est le carré que j’ai maintenu comme la seule architecture de cette équation comme un espace autonome renfermant un vertige mal défini.

 

Le carré a donné une structure a ma vision. Je me rends compte de l’importance de cette accoutumance.

 

Je me suis créé dès le départ un « besoin d’arithmétique ».

 

Sa présence reste gravée sur le fond de mon œil comme un sujet d’étude. Il n’était pas un ciel mais « il entretenait une correspondance avec cet autre bleu sans périmètre ».

 

J’ai cherché, à un moment, la possibilité, la nécessité de m’extraire de ce bleu entêtant inscrit sur ma rétine. J’ai fixé ce bleu sur un territoire plus accessible, je l’ai reproduit au plus juste pour le voir en face de moi sur un grand verre.

 

« Eidétique », (c’est ainsi que Wassily Kandinsky nomma le souvenir mental de la couleur), est le nom de la série limitée des premiers grands carrés que j’ai réalisé pour «m’extraire ». Des carrés monochromes, imposants, très géométriques, présentant néanmoins un léger dégradé à peine perceptible.

 

Je maîtrisais ce bleu parce que je maîtrisais le carré.

 

A mes débuts, je cernais les premiers carrés bleus d’une marge noire pour souligner l’importance de l’obscurité. J’ai opté dans la seconde phase pour une marge métallique et argentée qui lui donnait une présence formelle différente. Il ne me semblait plus appartenir à un monde souterrain. Je l’éloignais de ma vision première, je le révélais comme une entité plus construite.

 

C’est à ce moment que l’espace du réel est advenu et que j’ai pris pleine conscience et connaissance du perceptible comme sujet d’étude et comme sujet d’inspiration.

 

J’ai commencé à m’intéresser à l’optique, aux phénomène de perception, à la physique des couleurs, aux ondes, à la spectrographie, à l’astronomie, à l’archéologie et à tous les domaines de l’art se confondant parfois avec la science. D’après « Matière et mémoire » d’Henri Bergson, j’ai entamé un second cycle de grands carrés bleus étirés sous des miroirs partiellement dépolis.

 

En réussissant à peindre un grand carré derrière un miroir, j’ai eu le sentiment de m’observer en face en même temps que dans le bleu. Je scellais ainsi une première strophe de l’équation.

 

Mon univers hermétique s’est ouvert à une première résonance. Après avoir lu un extrait de la « phénoménologie de la perception » de Merleau-ponty consacré au cube, j’ai désossé l’ouvrage pour en faire une grande nappe de paragraphes contenant des dessins de l’auteur qui s’étiolaient dans toutes les directions. J’ai posé dessus des cubes transparents dont une seule face était teintée de bleu et j’y ai vu des fragments de ciel.

 

La lumière du bleu ricochait aux quatre angles d’un autre grand carré que j’avais peint comme un quadrangle, comme s’il avait été légèrement déformé par une onde. Devant lui, j’ai placé sur un grand miroir posé sur un socle blanc des structures triangulaires en métal pour associer ce ciel aux montagnes. Sur le miroir, j’ai posé quelques pyrites, ces petites pierres cubiques, qui me faisaient penser à des constructions. Dans l’installation, sur le mur, à proximité, j’avais crayonné des petits carrés gris sur de grands feuillets de partition de musique. Ils m’évoquaient les saisons et ses « humeurs atmosphériques ». J’avais même réduit l’évocation de la structure de ma propre maison à un carreau de faïence. Au dessus, j’y avais dessiné un toit.

 

Partout proliférait la forme du carré et je me rendais compte de mon désir de « réduire » mon environnement immédiat à ce signe.

 

Cette réduction, cette recherche de l’ossature, je la devais à ma connaissance de Cézanne et à son principe si étrange de « modulation ». Peu avant sa mort, il adressait à Emile Bernard ses réflexions sur la géométrie perceptive : « Tout s’ordonne dans la nature en suivant l’alignement de cônes, de cylindres et de sphères ». L’artiste ouvrait ainsi la voie au cubisme analytique, à l’attentat frontal contre la mimétique et à l’effondrement du continuum de la surface peinte.

 


 

Le père du cubisme avait jeté les bases d’une possibilité d’assécher et de ramener la réalité environnante à des modules de base, comme un jeu, transformant la nature et les paysages en signes picturaux. Tout réduire au carré, de l’immensité du ciel à la minutie d’une habitation, m’apparaissait comme un imaginaire fécond, obligeant à une hiéroglyphie astucieuse pour décrire l’environnement extérieur.

 

J’apportais ainsi à mes carrés une assise et une respiration qui convenait parfaitement à mon goût pour la géométrie et pour les grands artistes dont je fréquentais de près les œuvres dans les galeries spécialisées qui soutenaient alors aussi mon travail.

 

J’avais l’impression d’apporter ma pierre à l’édifice, non sans une certaine fierté, légitimé dans ma démarche et pouvant prétendre côtoyer les œuvres de Vera Molnar, d’Aurélie Nemours ou de Carlos Cruz-Diez.

 

Dans un premier temps, j’ai accepté cette filiation aux abstraits géométriques sans pour autant me sentir à l’aise avec ses dogmes anachroniques. Le manifeste de « l’art concret » date un peu. C’est une école de pensée à bout de souffle. Toute une génération d’artistes s’est pourtant accrochée à ses postulats, d’autres ont été réduits à ce formalisme.

 

Historiquement, dans ce petit monde fermé, chacun tente de lier sa démarche à un univers singulier comme les mathématiques, la géométrie, l’informatique et la sérialité de l’algorithme, la philosophie structuraliste ou autre phénoménologie de la couleur. Le carré de lumière qui faisait mon identité revendiquait certes cette part de formalisme. Je l’ai décrit comme une tête, une cérébralité, une extension du carré noir sur fond blanc et du carré blanc sur fond blanc. Si je ne savais pas précisément quelle destination ultime lui donner, je savais en revanche d’où il venait. Du moins, je le croyais.

 

Plus le temps passait et moins je me sentais peintre, encore moins « peintre du bleu ». Peindre est une posture qui engage trop de subjectivité. Le peintre pour moi, avec toute la noblesse qui le caractérise, c’est celui qui attend l’inspiration pour sublimer l’ordinaire par le biais du pictural.

 

Et s’il réfute toute inspiration pour appliquer un programme, il est encore dans le pictural. Il est difficile d’échapper aux raccourcis. Pour y répondre, j’avais intitulé une rencontre autour de mon travail, « ceci n’est pas du bleu »…

 

C’est de la lumière, c’est une longueur d’onde. Le bleu, comme n’importe quelle couleur, n’existe que dans l’œil.

 

En matière de référence, je m’identifiais davantage à des démarches plus orphelines comme celle de Wolfgang Laib, connu pour ses grands carrés de pollen de pissenlit ou de noisetier posé à même le sol. J’ai toujours été fasciné par la syntaxe hétérogène apparente de cet artiste. Laib travaille le pollen en carré, le bois laqué en empruntant la forme triangulaire, les pierres de lait en vasques concaves, le riz sous forme de dôme, la cire en plaques rectangulaires recouvrant des caissons à l’intérieur desquels il est possible de pénétrer….

 

La dispersion des constituants de son œuvre est « un grand tout » s’emboîtant parfaitement dans le puzzle de sa recherche harmonique.

 

M’ouvrant aux croyances lointaines, aux mythes de l’univers et à la cosmologie, la découverte du rituel de l’ornithomancie et plus précisément la légende très peu documentée de l’Auspex ont fait vibrer mes interrogations.

 

L’ornithomancie, du latin « auspicium », que l’on peut traduire aussi par auspice ou augure, est un procédé divinatoire basé sur l’observation du vol des oiseaux oraculaires. Dans la classification de Platon, elle relève de la divination par signes par opposition à la divination inspirée.

 

L’ornithomancie était très pratiquée en Grèce ancienne ainsi qu’à Rome. Il s’agissait essentiellement de l’observation de l’apparition fortuite d’oiseaux, à un moment-clé.

 

Tous les grands devins de la mythologie comme Tirésias ou Calchas, pratiquaient ces rites. Plus intéressants furent quelques développements éparses au sujet de ces pratiques dans la Rome ancienne, et ce depuis les étrusques, où cette divination était pratiquée dans un espace délimité et sacré, un espace virtuel découpant le ciel visible en secteurs attribués aux divinités et dans lesquels les observations étaient faites.

 

Les pratiques ancestrales de cet ordre semblent avoir muées et évoluées en fonction de données géographiques et anthropologiques, en fonction de la spécificité de certaines coutumes et de certaines cultures locales.

 

Le plus fascinant récit évoquait l’Auspex, un devin aux origines incertaines, un synonyme supposé de l’Augure, « celui qui d’ici voit loin, au-delà de ce bas-monde ».

 

Une parabole le décrit ainsi : «Il convient d’être attentif à certains signes comme l’était l’Auspex pointant son bâton vers le ciel, y traçant un carré, et attendant que les oiseaux viennent voler à l’intérieur de ce périmètre virtuel pour interpréter leur trajectoire et comprendre les mystères du monde ».

 

J’ignorais tout de ces légendes qui semblent s’être répandues dans des contrées isolées, dans les déserts et les espaces montagneux reculés. Le défaut plus précis d’informations ouvrait la strophe d’un formidable imaginaire à reconstituer. Par quel mécanisme de l’esprit avais-je inconsciemment mimé ce rituel surprenant ? Cette légende m’a réconcilié avec la part de lyrisme dont je m’étais toujours défendu. En épanchant le pigment liquéfié sur une surface, j’avais cédé à une fascination pour l’indicible.

 

Merleau-Ponty affirmait « ne pouvoir posséder le ciel en pensée, il ne pouvait se penser qu’en lui, étalant ses substances comme une étendue sans fin. L’auteur s’abandonnait à lui pour qu’il devienne son monde du moment. A peine cette surface pouvait-elle être perturbée par un scintillement, un passage et la présence de l’ombre du corps dessinant un mouvement pour en esquisser les contours. Je traversais le ciel de grandes lignes obliques, verticales et horizontales à l’aide d’un fusain laissant cette impression de flou sous la couche azur, cette même apparition de formes mouvantes qui se dépose sur l’œil quand on observe un espace…

 

J’improvisais à ma manière ce que faisaient ces devins, sans ostentation ni louange, davantage concentré sur le début et la fin de mon geste et sur la prise lente et compliquée du pigment immaculé aussi plat et réverbérant qu’un lac.

 

Ruminant cette coïncidence troublante et des excès de « cervellités », je m’étais, ces dernières années, intéressé aux mécanismes de l’alchimie. Je m’étais passionné pour cette histoire haute en couleur qui pouvait faire vaciller les limites de la raison.

 

Mes rencontres dans ces années-là avec l’univers de la pensée mystique plus vécu que lu m’ont probablement fait basculer dans un monde d’expériences inédites, des enseignements qui allaient déprogrammer l’endroit de mon regard.

 

« L’outre-physique » est le terme de l’ouvrage qui a fini par sceller, sous la forme d’une merveilleuse cartographie, des correspondances poétiques et artistiques avec Richard Ober que j’avais fréquenté très régulièrement durant plusieurs années. J’avais fait sa connaissance à l’occasion d’une exposition personnelle. Nous avons ensemble échafaudé les étapes d’un voyage initiatique et surréaliste dans lequel « bleu » était le personnage principal.

 

Des « histoires de bleu », j’avais pu en lire des dizaines, j’avais pu en proposer des « versions peintes » de façon minimaliste.

 

Mais l’idée de peindre le bleu avait fini par m’être insupportable. Plus rien ne s’harmonisait vraiment dans l’expérience concrète. Je n’étais ni dans la bonne sensation, ni dans la bonne perception.

 

Le récit de « l’outre-physique » fut donc le début d’une autre révélation. Il prenait sa source dans la vision fragmentaire du pigment vu sous la coupe d’un microscope et donnait littéralement l’impression d’être dans le cosmos. Le poète l’a décrit comme « un morceau de ciel tombé de l’haut-delà dans le monde des réalités sensibles ».

 

« Ayant opéré la convergence de nos affinités et de nos connaissances, l’expérience du bleu et de sa dissection au plus profond des abysses de la matière et de l’inconscient a donné lieu à des coïncidences qui renouvellent la fameuse et décriée maxime horatienne, ut pictura poesis. Elle permet de mettre en lumière les corrélations qui existent entre la représentation du monde en images et en mots, elle invalide la dichotomie entre peinture et poésie et réactualise l’intuition initiale de la Renaissance selon laquelle il existe des passerelles et des liens entre le microcosme et le macrocosme ».

 

Le bleu enchâssé dans sa structure carré a fini par me donner à voir un monde invisible et vertigineux, une généalogie, une cosmogonie refoulée.

 

Depuis des temps immémoriaux et malgré une syntaxe demeurée clairement obscure, il est désormais tenu pour acquis que le carré symbolise la terre et l’homme dans sa quête incertaine, dans ses vœux pieux d’immortalité comme dans ses imperfections.

 

Le cercle de la voûte céleste, l’immanence, les mystères du monde n’ont-ils pas marqué les esprits et les premières croyances au point d’ouvrir une brèche vers l’échafaudage d’une mesure ? 

 

Depuis sa naissance, l’homme a toujours bâti, orientant son plan, entre le carré et le cercle, entre la finitude terrestre et l’immanence cosmique, pour chercher un chemin.

 

L’ornithomancie est un bornage du ciel, une arithmétique d’abscisses et d’ordonnées permettant de fixer la trajectoire du vol des oiseaux. Cette géométrie primitive est une schématisation, une réduction de l’observation du vivant que l’on pourra diagnostiquer très tôt dans les cultures anciennes. C’est d’ailleurs les premières formes de géométrie apparues dans l’art, bien avant les pionniers du XX ième siècle.

 

Le ciel aurait-il été le premier territoire à être cartographié, pour que l’homme au travers de lui puisse encore trouver sa place ? Ce qui est certain, c’est qu’un répertoire de motifs géométriques a fait son apparition dès le paléolithique pour se développer et se diversifier au néolithique. Il s’inspire à l’origine des formes réduites de la nature, dessinant des idéographies, des systèmes d’écritures codées qui finiront par s’enrichir et s’affiner avec le temps.

 

L’invention précoce de certains outils comme la règle et le compas conduira à la mathématisation du motif et à sa complexification exponentielle avec l’informatique. De tout temps, l’architecture sera le champ d’application de postulats théoriques de cet ordre. Les premiers plans de constructions, notamment dans l’Égypte ancienne, suivront des cadastres dont l’origine naturelle est inouïe.

 

Pour la petite histoire, il est très étonnant d’apprendre que certaines formes complexes proviennent de l’observation de motifs à peine visibles.

 

Ainsi, les formes polygonales découlent des cristaux, les hexagones des nids d’abeilles, les fractales viennent des fleurs, les rhombes des écailles de poissons, et le damier des cassures transversales de fragment d’ivoire...

 

Roger Penrose écrivait : « C’est une chose mystérieuse que ce qui apparaît élégant a de meilleures chances d’être vrai que ce qui est laid ».

 

Dessiner un carré est un rituel ancestral qui permet de circonscrire «un territoire qui ne peut l'être».

 

En considérant que mes carrés géométriques puissent être perçus comme des ciels, à quelle inconnue ouvrais-je encore mon équation ?

 

Que pouvait-il y avoir autour ? Si je devais me résoudre à les percevoir ainsi, ils étaient bien vides.

 

La galerie Wagner introduisit ma première exposition personnelle importante à Paris de la manière suivante :

 

Une cosmogonie est un récit mythologique qui décrit ou explique la formation du monde. Elle se distingue de la cosmologie, qui est « la science des lois générales par lesquelles le monde physique est gouverné ».

 

Si cette exposition personnelle porte le titre de « cosmogonies », c’est bien parce qu’il est question, ici, de la formation d’un monde, un monde aussi bien virtuel que réel, un monde en mutation.

 

Ce monde est celui d’Alain-Jacques Lévrier-Mussat. Depuis plus de 20 ans, il nourrit une obsession pour les qualités d’un pigment bleu. Inlassablement, il le scrute, le dissèque, l’étire, le comprime.

 

Mais hors d’atteinte comme le séduisant bleu du ciel, celui-ci lui échappe et se dérobe ; il se fait gouffre fascinant. Par cette immatérialité, le bleu est substantiellement d’une autre essence, le lieu de l’infini.

 

C’est sans doute pour tenter de le contenir qu’Alain-Jacques Lévrier-Mussat l’a si longtemps enfermé dans un carré, qui présente en ses quatre segments égaux, ses quatre angles droits, ses quatre points cardinaux les qualités essentielles pour construire un espace-monde de mesure et d’harmonie, de rigueur et d’équilibre.

 

Léonard de Vinci a inscrit son modèle de Vitruve dans deux formes géométriques élémentaires, opposées et emboîtées : le cercle et le carré.

 

A sa manière, Alain-Jacques Lévrier-Mussat se fait l’architecte d’un nouveau monde où l’harmonie des proportions ne peut avoir comme équivalent que l’harmonie des proportions de tout l’univers.

 

Il convenait de construire autour du récit de l’Auspex une scénographie plus tangible. Aucune description concrète n’en avait été faite. Parfois, c’est l’image d’Henri Matisse en train d’esquisser les études de son chemin de croix de la chapelle de Vence qui me vient à l’esprit.

 

Pour amener son désir à la simplicité la plus pure, il a fixé sa craie au bout d’une longue canne. Il dessine sur le mur en se tenant à deux mètres de son sujet. Il se tient à distance.

 

Je n’ai pas donné de visage à l’Auspex. J’ai imaginé un ermite dans une bure sombre, vivant en haut d’une montagne. Habitant les Pyrénées et familier de l’histoire de sa conquête et de ses légendes, je connais des endroits où il aurait pu avoir vécu.

 

Probablement dans une grotte ou plus vraisemblablement dans l’un de ces premiers habitats primitifs dont les pyrénéistes ont retrouvé des traces. Des cabanes de pierre dont la base pouvait être ronde comme aux origines, avant l’édification du plan carré. Mon imaginaire géométrique s’est cristallisé autour de la forme de l’igloo. En Aragon, on trouve des gisements de pyrites, ces petites pierres dont certaines variétés se présentent sous la forme plus ou moins parfaite de cube. C’est un sulfure de fer donnant des faces à reflets dorés. On dit qu’il rentre dans la composition de l’acide sulfurique. Il est difficile d’imaginer que la nature puisse d’elle-même générer une telle symétrie basique et parfaite.

 

Ayant réussi à les trouver en quantité importante, j’ai réalisé une construction primitive en forme de dôme, en me servant des pyrites comme de pierres de tailles.

 

Il me fallait aussi donner une apparence au « bâton de l’Auspex », l’outil qui servait à dessiner les lignes dans le ciel pour le contenir et apprécier la trajectoire des oiseaux. Je ne voulais pas utiliser un morceau de bois. J’ai cherché un matériau dont les constituants géométriques étaient manifestes. Quelque chose d’organique, témoignant d’une vie lointaine.

 

Je me suis souvenu que petit, je m’étonnais de trouver des coquilles dans les montagnes.

 

J’ai utilisé celles de l’escargot pour le confectionner. Leur superposition me faisait penser aux bâtons de marche ouvragés des bergers. J’ai conservé l’apparence de l’or pour l’igloo en pyrites et j’ai choisi l’argenture pour le bâton.

 

J’ai disposé les deux éléments devant un premier grand « ciel géométrique », en revendiquant ce nom. J’ai conservé mon habitude des marges que j’ai voulu blanches et en creux pour laisser passer davantage de lumière dispersée.

 

Désormais dans mon travail, la longue décantation a fini par porter ses fruits. Même si le chemin est peut-être encore long, j’ai fini par trouver une réponse à « mes » bleus. Mais que suis-je susceptible de découvrir encore ?

 

Je suis devenu très scrupuleux et j’utilise désormais le pigment d’une façon très contrôlée.

 

J’attribue les grands aplats de lumière au ciel dont les variables géométriques restent fidèles à mes découvertes. J’utilise un mélange plus violacé, c’est-à-dire plus chargé en densité pigmentaire pour reproduire de petits organismes aquatiques comme les foraminifères qui sont des micro-organismes également très construits. Pour évoquer les abysses et les profondeurs dans lesquelles ils sont susceptibles d’avoir vécus, j’y ajoute une dose de pigment phosphorescent. En étirant davantage le pigment, c’est à dire en diluant davantage ses proportions, je me suis également penché sur la représentation des longueurs d’onde et des fréquences du bleu.

 

Inspiré de prime abord par les formes pures, j’ai continué de nourrir dans la confidentialité de mon atelier un intérêt pour la genèse d’une géométrie sous-jacente de la nature, de la pensées et des croyances séculaires.

 

Je me suis d’abord imposé un cadre, un protocole de recherche passant par des lectures, des expériences de chimie, par la compréhension des constituants de la matière, du moléculaire au bulbaire, de l'organique au minéral…

 

La poétisation de la science m’est apparue comme un univers de petites consolations, comme autant de remèdes à la déception du visible et au désir de voir plus, de voir au-delà, dans l’invisible.

 

Dans mon esprit, le monde d’ici-bas se hiérarchise dans les étagères d’un cabinet de curiosités. Je fabrique des petits objets aux formes primaires et initiatiques aux motifs géométriques anciens, j’esquisse des plans architecturaux en ruine. J’ai reproduit des dessins de Kepler et des oscillations mécaniques. J’ai exploré de vieilles reproductions de manuscrits de mathématiques, reconstitué des boîtes optiques et des chambres noires.

 

J’ai travaillé sur la symbolique de l’athanor et de ses représentations surréalistes comme « la naissance de l’oiseau » de Rémédios Varo, une œuvre décrivant un procédé alchimique d’apparition de la vie à partir de la matière cosmique et des astres. Il y est fait référence au prisme et à la décomposition de la lumière blanche que l’on trouve déjà dans une « Annonciation » de Jan Van Eyck datée de la première moitié du XV ième siècle.

 

Au delà du sujet, on peut observer dans cette œuvre une attention minutieuse portée par le peintre sur la dimension proprement sismique de la matière qu’il restitue avec une préciosité chirurgicale.

 

Van Eyck se montre particulièrement attentif aux phénomènes de la science et notamment au phénomène de la division de la lumière blanche révélée par le prisme. Dans beaucoup de ses œuvres, on observe des vitraux épais en cul-de-bouteille. C’est probablement dans une église de Gand qu’il a observé le phénomène. Il s’en est servi pour évoquer le mystère divin de son annonciation : Au moment où un rayon de lumière blanches divisée touche la tête de la vierge, étirée par une colombe, les ailes de l’ange se pare des couleurs de l’arc-en-ciel. Si les sujets restent marqués par la tradition religieuse, il se joue quelque chose d’époustouflant en arrière plan, dans les détails de la restitution de la physicité de n’importe quel constituant par la peinture.

 

Dès le XVII siècle, les peintres, les cartographes et les astronomes spéculaient sur les hypothétiques constituants géométriques de la matière et de la lumière pour établir des correspondances prodigieuses entre le ciel et la terre, entre le cerveau et le cosmos.

 

Riche de ces enseignements prodigieux, j’ai alors commencé à travailler d’une façon plus assidue sur des séries de dessin et notamment sur la croissance des cellules. En observant certaines œuvres de Vermeer, j’ai été surpris par sa manière de représenter le « toucher ». Dans l’astronome, le personnage effleure son globe avec la même curiosité que les pigments qu’il broie patiemment. C’est toute l’histoire moins romancée de « la jeune fille à la perle ».

 

On ressent profondément cette obédience pour les mystères de la « nova descriptio », La nouvelle description de l’univers qui signe aussi sa carte dans « l’atelier » daté de 1667. La peinture des pays du nord est une peinture chargée par l’allégorie prodigieuse du réel lui-même. On dit de cette peinture qu’elle répond à l’« ut pictura ita visio ». Que l’œil est déjà un acte de représentation.

 

Pour mesurer l’infiniment grand comme l’infiniment petit, ces artistes géomètres ont considéré l’œil comme un pur vertige, à commencer par Descartes dans la dioptrique.

 

L’expérience de l’œil-de-bœuf frais placé dans l’oculus d’une porte est riche d’enseignements. Descartes y décrit une vision du monde amplifiée, comme à travers les premières optiques astronomiques.

 

Même si tout cela est passionnant, je n’ai pas vocation à établir un compte-rendu scientifique. Je me place dans une posture d’inventivité à partir d’une observation méthodique des choses.

 

Concernant les cellules dont j’ai d’abord fait une sorte d’inventaire, Je me suis vite rendu compte qu’elles suivaient un schéma qui n’était pas aléatoire. Même si je me base sur des observations scientifiques, je fabrique ma propre réalité.

 

J’ai par exemple commencé par associer la prolifération d’un tronc à celle d’une tige. J’ai poursuivi ces recherches sur les fractales des fleurs, sur la croissance végétale du tournesol qui obéit à la double hélice de Fibonacci. Dans le monde minérale, organique et végétal, les croissances ordonnées sont très répandues.

 

Les travaux du physicien Jean-Pierre Luminet sur les rapports entre art, science et imagination géométrique m’ont également permis de me persuader que les intuitions créatives existent. Juste avant la période de la pandémie, je me suis mis à travailler les volumes grâce au procédé de l’inclusion.

 

Les reliques, les fossiles, les météorites, les pierres géométriques, les globes de sélénite que j’avais accumulé me semblaient contenir des pouvoirs magiques. J’ai fabriqué des polyèdres irréguliers en résine à partir de sel et de poudre de quartz. J’étais alors fasciné par l’idée de fabriquer des copies, de mimer par un procédé industriel les croissances naturelles.

 

J’ai enfermé dans des caissons lumineux des sculptures qui me semblaient posséder des propriétés irradiantes.

 

J’ai commencé à travailler sur les « éléments » et j’ai développé les « univers », des visions rétrécies de mondes fantasmés et des évocations des mythes de l’univers.

 

J’ai réalisé des installations avec des pyrites brisées pour dresser des cartes qui m’évoquaient des territoires perdus foulés par des points et des trajectoires.

 

Ces cartes, associant le dessin et des petits objets naturels, étaient à la fois une évocation de ruines alignées mais également des cartes célestes et des constellations.

 

Dans ce travail, je me délectais de n’être ni sur terre ni dans l’univers mais dans l’interstice de l’espace de mon cerveau.

 

Durant le confinement, obsédé par l’idée de l’enfermement, cet état s’est aggravé. J’ai fabriqué des « cages de feu » et des « spectres », des « fours en fusion » d’où coulaient d’énigmatiques substances. J’ai ressorti mes outils de chimistes et mes acides. J’ai manipulé les échauffements de résine comme si je voulais me convaincre de la puissance inhérente de la matière. J’ai ressenti l’impérieuse nécessité de mettre une certaine idée de l’infini en boîte.

 

Je me souviens d’avoir chiner une sphère en métal qui renfermait un grelot faisant un bruit étrange. Je l’ai fixée sur un socle en polyméthacrylate et je l’ai disposée au milieu d’un caisson recouvert de miroir. Éclairée grâce à une source aveugle, elle se démultipliait sur tous les plans de mon dispositif. J’ai découvert stupéfait que ce phénomène avait une correspondance scientifique.

 

Luminet l’évoque dans ses séances et le décrit comme le phénomène de la cristallographie cosmique. Ce phénomène existe dans l’univers et il est étudié par les scientifiques.

 

L’auteur relate dans « sphères, polyèdres et cosmos » toute une histoire de la cosmologie : « Les concepts d’harmonie universelle et de représentation géométrique du monde ont très tôt été appliqués à l’étude du firmament ».

 

« Au IV siècle av.J.-C., Platon adopta le terme cosmos pour désigner l’ensemble formé par la terre et les astres. Les astronomes et philosophes de ce temps avaient compris que les mouvements des astres n’étaient pas aléatoires, mais suivaient des lois permettant de les prédire ; ce fut le point de départ de l’application de la géométrie à la compréhension des mécanismes du cosmos. »

 

Et l’auteur de poursuivre : « Platon et son disciple Aristote introduisirent une distinction entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Le premier, s’étendant de la terre à la lune, était constitué des quatre éléments matériels-terre, eau, air, feu-ainsi que de leurs combinaisons ».

 

Jean-Pierre Luminet, en précisant que « ce premier monde est instable, qu’il est un monde de changement où les choses naissent, croissent, s’altèrent et meurent » me conforte dans cette intuition d’avoir voulu fabriquer des « éléments » qu’il définit comme corrompus et inquiétants.

 

C’est précisément le sentiment que m’inspiraient ces essais de sculptures en résine qui avaient implosé ou suinté au moment de la polymérisation notamment parce que je n’avais pas respecté les dosages ou que j’avais volontairement mélangé des matières incompatibles. Quant à enfermer des métaux lourds ou des éléments organiques en décomposition, cela ne venait-il pas conforter cette part de manipulation alchimique dont on ne peut maîtriser tous les tenants et les aboutissants ? Des expériences très limites dont j’avais besoin à ce moment-là, une cacophonie explosive dont j’ai conservé quelques traces.

 

« Le monde supralunaire en revanche, comprenant les astres, les cieux et le firmament, était le royaume de la perfection, supposé éternel et invariable », selon l’auteur.

 

« En termes géométriques, le monde supralunaire devait nécessairement s’organiser en sphères concentriques. Dans le monde sublunaire, moins harmonieux, chacun des constituants était représenté par une figure géométrique moins symétrique que la sphère, à savoir l’un des solides platoniciens, aujourd’hui appelés polyèdres réguliers. La terre était rattachée au cube, l’eau à l’icosaèdre, l’air à l’octaèdre et le feu au tétraèdre ».

 


 

Selon Luminet, « Platon associe le cube à la terre considéré comme l’élément le plus pesant parce qu’il est la forme la plus difficile à mouvoir ».

 

Cette terre cubique, je l’avais faite en béton chargé de pigment et je l’avais associé à un grand carré de lumière cerné de noir.

 

C’était l’un des premiers de grande dimension.

 

Déjà, inconsciemment, il m’apparaissait difficile de ne pas accompagner mes ciels d’une présence.

 

Et au physicien de conclure son introduction : « Pour Platon, les polyèdres réguliers révélaient l’essence propre des éléments.Les concepts cosmologiques de Platon et Aristote conduisirent à l’élaboration d’un modèle d’univers fini et fermé, d’où le qualificatif de « géocentrique » donné à ce système du monde ».

 

« Lorsque son contemporain Théétète lui signala qu’il existait un cinquième polyèdre régulier, en l’occurrence le dodécaèdre à douze faces pentagonales dont la forme se rapproche le plus de la sphère, Platon imagina une cinquième essence, la « quintessence », lui permettant de compléter son modèle géométrique du cosmos.

 


 


 


 

Élément de transition entre les mondes sublunaire et supralunaire,

 

il fut nommé « éther »,

 

dont l’étymologie signifie :

 

« court toujours,

 

comme les astres autour de la terre ».